Aller directement au contenu

Monstres en série

Masculinité toxique : une culture populaire qui cultive l’ambiguïté?

Date de publication :

Auteur路e :

Condamner les auteurs de violences envers les femmes est une chose. Les présenter comme des monstres en est une autre. Une tentation qui, comme le prouvent nombre de réflexions féministes, ne contribue pas à mettre fin à la culture du viol, bien au contraire.

Quand il est question de représenter ces hommes violents à l’écran, la culture populaire cultive l’ambiguïté. La figure du monstre dans les séries en dit long sur l’imaginaire développé autour des agresseurs.

La série québécoise Le monstre, dont le titre parle de lui-même, en est un exemple. Un qualificatif évident pour Ingrid Falaise, victime de violences conjugales, dont le livre qui a inspiré la série repose sur son histoire. « C’était la bonne épithète à lui accoler étant donné ce qu’il m’a fait subir. Son emprise, son côté psychopathe, violent, violeur. Lorsqu’on nous a fait du mal à ce point, c’est difficile d’être empathique. Il était monstrueux avec son entourage, c’était ma façon de le dépeindre et de dépeindre ce côté-là de lui. »

Ingrid Falaise

Dès la première scène, M est perçu dans l’œil de sa victime, par les actes qu’il pose. Est-ce une dimension qui contribue à distinguer Le monstre? Oui, considère Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal. « La série sert d’abord à nous faire comprendre le vécu d’une victime de violences conjugales. C’est son point de vue à elle qui est priorisé dans l’histoire, non celui de l’agresseur. »

C’est une différence fondamentale avec la série américaine YOU, dans laquelle la perspective adoptée est celle de Joe, psychopathe pour certains, sociopathe pour d’autres. Les comportements de celui-ci envers les femmes – dont il dit tomber amoureux – sont plus que problématiques.

« YOU semble exploiter la fascination que peut exercer le modèle de masculinité toxique. Même si certains des personnages critiquent la masculinité qu’il représente, et que lui-même tient des discours à teneur féministe entendus dans un contexte post-MeToo, la construction narrative de la série sert à mettre en valeur ce personnage de Joe, et très peu à le déconstruire », précise Stéfany Boisvert, pour qui aborder la masculinité toxique sans la critiquer pose problème. La focalisation interne et la voix hors champ sont celles de Joe, qui se remet rarement en question.

Tout est politique

Stéfany Boisvert estime que le mot « monstre » est loin d’être anodin. Celui-ci est d’ailleurs explicitement utilisé dans une autre série qui a beaucoup fait parler d’elle : 13 Reasons Why.

« Qualifier de monstre un personnage masculin aux comportements criminels, dominateurs ou nuisibles est idéologiquement chargé. Si le mot est souvent utilisé pour souligner des comportements répréhensibles, c’est une façon d’isoler le personnage, de le déshumaniser, de montrer qu’il n’y a pas de problèmes sociaux plus larges qui expliqueraient ses comportements. » La professeure voit dans cette association une volonté de montrer qu’on est face à une exception, qui se multiplie pourtant dans les séries.

Devrait-on mettre l’accent sur les normes et les stéréotypes de genre sous-jacents à ces comportements masculins? Il s’agirait d’une solution, considère la chercheuse, pour qui la fin d’une série est significative. « Explorant à la base les formes de traumatismes et d’abus sexuels dont sont victimes les femmes, 13 Reasons Why se termine finalement par une histoire qui revalorise le point de vue des hommes et qui victimise l’agresseur. »

Les séries seraient-elles frileuses dans leur représentation des masculinités toxiques? C’est ce que constate Stéfany Boisvert aux États-Unis, où une crainte serait très présente : celle qu’une série soit perçue comme un objet culturel trop politisé. Or, à vouloir satisfaire tout le monde, « on passe à côté de l’occasion de produire une série qui fera véritablement réfléchir. » La journaliste Iris Brey l’affirmait déjà dans Libération : « Les séries sont une arme politique très puissante. »

L’idée de relativiser le problème en accordant autant, sinon plus d’importance au vécu de l’agresseur contribue à nier les inégalités sociales, et le fait que les abus sexuels concernent surtout les femmes.

Proposer plusieurs points de vue est un luxe que le long format permet, mais c’est aussi courir le risque de minimiser certains éléments de l’histoire. « Dans 13 Reasons Why, on désamorce la charge symbolique de la première saison, qui est axée sur la prévalence des abus sexuels chez les filles en milieu scolaire. On y montre que tout le monde peut être victime d’abus sexuels, qu’il faut s’intéresser autant à l’histoire et à la subjectivité de l’agresseur qu’à celles de la victime », poursuit Stéfany Boisvert.

L’objectif n’est pas de dire que les hommes ne peuvent pas être victimes d’abus sexuels ou qu’il ne faut jamais s’intéresser à la psychologie des agresseurs – ce qui peut amener des éléments d’explication –, précise la chercheuse. Cependant, l’idée de relativiser le problème en accordant autant, sinon plus d’importance au vécu de l’agresseur contribue à nier les inégalités sociales, et le fait que les abus sexuels concernent surtout les femmes.

La fameuse faille de l’enfance

Ingrid Falaise pense que les hommes violents fonctionnent tous de la même façon, qu’ils soient Russes, Japonais ou Québécois. « Selon certains psychiatres, ces comportements découleraient d’une faille de l’enfance, mais chaque cas est différent. Le frère et la sœur de mon agresseur, élevés dans les mêmes conditions, subissaient sa foudre. Comment se fait-il qu’il soit devenu comme ça et pas eux? »

Avoir accès au passé de l’agresseur donne des clés de compréhension, non sans risques, confirme Stéfany Boisvert. « C’est une tendance importante dans nos productions culturelles à toujours vouloir présenter des récits individualistes. » La professeure juge que conclure qu’un homme a tué ou violé une femme parce qu’il a été traumatisé dans l’enfance est plus facile qu’expliquer ces comportements par le patriarcat, lui-même perpétué par l’éducation – une notion abstraite pour la majorité des gens.

La saison 3 de 13 Reasons Why révèle le passé du personnage de Bryce et les modèles de masculinité qui l’ont élevé, tandis que YOU dévoile par flashs-back la jeunesse violente de Joe. La chercheuse estime que dans les séries, l’enjeu consiste à ne pas tomber dans l’un des deux extrêmes. Soit de « déshumaniser le personnage en le présentant comme un être hors normes, qui n’aurait rien à voir avec la majorité de la population, ou d’aller dans la psychologisation, où tout ce qui le mène à agresser s’expliquerait par son passé. »

Stéfany Boisvert soutient que la perspective féministe permet de s’intéresser à la psychologie, mais aussi de proposer une réflexion globale, à grande échelle et collective, qui va au-delà de l’individu, notamment dans nos séries. Alors, quels modèles de masculinité les séries nous proposent-elles? Peut-être est-il temps d’y réfléchir aujourd’hui pour le bien d’un jeune public… citoyens de demain.