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C’est une romance d’aujourd’hui

L’agresseur, je le connais. Lui? Peut-être qu’il ne se souvient pas de moi…

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J’ai toujours enfermé mes traumatismes au fond de ma gorge, enseveli mes souvenirs dans le creux de ma cage thoracique et mes flashs-back brûlants tout au fond de mes reins. Toujours assez profondément pour que je sois capable de les minimiser, de les justifier et de les rendre inoffensifs et, ultimement, d’enfin en maîtriser l’existence. Ma promiscuité nouvelle me permet de reprendre le contrôle de mon corps à travers celui des autres. C’est paradoxal, mais au bout du compte, c’est à moi d’en décider.

Vu l’intensité des incidents que j’ai traversés, si j’avais appris qu’ils étaient arrivés à une amie, j’en aurais perdu la tête. Je serais partie à la guerre pour elle, contre Eux, combattre les ennemis dissimulés en amis, tapis dans la peau de fréquentations, déguisés en one-night.

Mais c’est moi qu’on a violée. C’est moi qu’on a humiliée. C’est ma dignité qu’on a arrachée et mise à genoux, avec des mains lourdes. Si c’est à moi que c’est arrivé, pourquoi est-ce que je reste figée dans un brouillard d’indifférence, survoltée de terreurs à demi avouées? Je m’offusque pour toutes les autres, mais pour moi, ma propre indignation, elle est laissée pour morte, comme tant d’autres. On m’a manipulée, contrôlée, séquestrée, abusée, forcée, intimidée, humiliée et violée.

Les termes sont difficiles à entendre, à écrire; encore plus pénibles à prononcer. Pourquoi? Seulement assumer et accepter la réalité de ces évènements en les nommant est tellement anxiogène que, par peur de basculer, je les retiens à la limite de ma propre conscience. Je les ressens pourtant de façon palpable, dans mon corps, mon cœur meurtri.

Sous le toit de la violence

Je crois qu’on apprend que la violence nous tombera dessus par hasard, des mains d’un étranger, d’un maniaque qui attend dans une ruelle insalubre, à la pointe d’une arme. Que nous devrons nous battre pour notre survie. En réalité, pour moi et pour la plupart des femmes que je connais qui ont subi cette violence, c’est loin d’être aussi cinématographique.

L’horreur vient d’un homme que nous connaissons, avec qui nous nous sentons bien et en confiance, et avec qui nous acceptons et désirons même certaines choses. Dans un court moment, les frontières deviennent floues, la situation glisse insidieusement vers l’indésirable, nos trippes se resserrent, notre adrénaline se diffuse dans nos veines; quelque chose ne va plus.

Mais non, voyons, il faut se calmer. On nous imagine folles ou intoxiquées, peut-être qu’on divague, qu’on se trompe. Tout d’un coup, on fige, on se laisse faire, peut-être qu’on rit, peut-être qu’on dit non. Peut-être pas. On est terrifiées à l’idée d’empirer la situation, de provoquer une escalade, de commettre l’erreur qui mènera à notre perte.

L’horreur vient d’un homme que nous connaissons, avec qui nous nous sentons bien et en confiance, et avec qui nous acceptons et désirons même certaines choses.

Cet homme-là est maintenant un étranger, c’est le maniaque de la ruelle, dans notre appartement ou le sien : il est devenu totalement imprévisible. Comment savoir? Comment réagir, comment anticiper ses prochains gestes? Ici, l’agresseur, je le connais. Je suis revenue avec lui, je l’appelle par son prénom, je connais ses amis, je l’ai embrassé, je sais ce qu’il a étudié à l’université, il m’a confié ses problèmes au travail. Il n’y a jamais eu de ruelles sombres ni d’arme pointée sur moi, aucun signal d’alerte, mis à part un petit sentiment étouffé par la rationalité. Et tout s’embrouille à une vitesse hallucinante.

Maintenant, c’est lui qui détient le contrôle du temps, de l’espace, de mon corps, de mon esprit. Il est beaucoup plus fort que moi; moi qui suis fière de mes années de boxe, inutiles en ce moment… Le combat est à l’intérieur de moi. Pendant que l’horreur perdure, je n’existe plus. Ce n’est pas à moi que tout ça arrive. Je ne suis pas une victime. Pas moi. Ce ne sont pas mes poignets douloureux qui sont retenus sur les draps froids. Ce ne sont pas mes jambes qui tentent de se refermer. Ce n’est pas mon corps qui est paralysé. Cela explique peut-être pourquoi – à l’instant où la violence s’arrête enfin – je tombe dans un déni profond.

C’est logique pourtant. S’il n’est pas un agresseur, je ne suis pas une victime; rien n’est arrivé. Je peux m’occuper de mon chat, faire mon épicerie, sans m’effondrer de douleur, sans savoir où me tourner ailleurs qu’en moi-même. Je peux même tout raconter, comme lorsque je lis le scénario d’un film cliché où une fille a été encore trop naïve.

Dire les maux

Mais, cette fois-ci, cette fille-là, c’est moi. C’est mon corps qu’on a violé. C’est mon humanité qui n’a pas valu assez cher, qui n’a pas mérité que ma voix soit entendue. On m’a soumise à l’objectification, réduite à un vulgaire outil qui n’existe que pour assouvir l’Autre qui reste innomé, encore une fois et pour toujours.

Pour toujours, parce que même si ce traumatisme ne dure en réalité que quelques moments, il me suivra à jamais. Je sentirai une aversion indescriptible pour certaines choses, je serai agressive pendant une conversation anodine, j’aurai une crise de panique en pleine réunion un mardi après-midi, mon cœur s’arrêtera en croyant le croiser en sortant du métro.

Lui? Peut-être qu’il ne se souvient pas de moi, peut-être qu’il ne songera plus jamais à moi. Je ne le saurai pas, je ne veux plus savoir quoi que ce soit sur lui, je ne veux plus penser à lui, je ne veux plus rien, plus de lui, plus de moi.

En parler, c’est vivre une fois encore l’intensité de la violence, la force de ses mains et la lourdeur de son corps sur le mien. C’est ma gorge qui se resserre, des larmes qui embrouillent mes yeux, un couteau qui lacère mon ventre et mes mots qui se coincent sur le bout de ma langue. On me dit que me raconter me libérera de mes maux. Mes mots deviennent mes maux et je ne trouve plus les mots pour dire mes maux. Sans cesse en parler, c’est comme retourner dans la rivière où j’ai failli me noyer. À bout de souffle, il faudra toujours continuer de nager, même épuisée, pour pouvoir simplement respirer.

Entre sa vie de fonctionnaire et sa passion pour l’art, fidèle à ses études en psychologie, Julie Roy réfléchit sur les comportements humains dans tout ce qu’ils ont de singulier. Féministe, elle concentre sa lutte sur les obstacles à l’atteinte de l’égalité de droit et espère, par ses mots, partager ses réflexions sur la complexité de l’existence au féminin. Comme quoi la poésie peut exister partout, même dans la banalité du quotidien.