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Le ras-le-bol de Natasha

Natasha exerce « le plus beau métier du monde » au département des naissances d’un hôpital du grand Montréal.

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Natasha exerce « le plus beau métier du monde » au département des naissances d’un hôpital du grand Montréal. Mais elle en a ras le bol des conditions qui l’empêchent de travailler convenablement. C’est une femme à l’allure fière, visiblement fatiguée physiquement et psychologiquement. Son univers se résume en un seul mot : stress. « Il faut vraiment être capable de s’en foutre pour rester zen », affirme-t-elle sans hésiter. Mais Natasha (nom fictif), 35 ans, n’a jamais su décrocher du boulot après un quart de travail. « Je pense à mes patientes, à ce que j’aurais pu et surtout dû faire. » « Je me rappelle qu’à 20 ans, j’étais fraîche, fringante et naïve », commence-telle. Elle ne souhaitait pas poursuivre à l’université pour devenir bachelière en sciences infirmières plutôt que technicienne, statut obtenu au cégep. « Je ne voulais surtout pas devenir infirmière-chef. » Les responsabilités associées à ce poste la rebutaient : « Je suis une fille de plancher, pas de gestion. » Comme la plupart des nouvelles infirmières, Natasha a d’abord travaillé « sur appel ». « On me téléphonait à minuit moins quart pour me dire de rentrer à 23 h 30 ! Même si j’avais vérifié plus tôt si on avait besoin de moi. J’étais si stressée que lorsque je mangeais au McDonald’s et que j’entendais sonner les minuteries des friteuses, je sursautais en croyant que c’était mon téléavertisseur ! » Au bout de six ans, elle décrochait un poste à temps partiel. Un réel soulagement pour la nouvelle mère de famille. C’était au début des années 2000. La situation s’est gâtée rapidement. Plusieurs hôpitaux ont fermé leurs portes alors que le système de santé entrait dans une (autre) phase de réformes. Les infirmières n’ont pas été épargnées. Des mesures incitatives ont encouragé les plus anciennes à prendre leur retraite. D’autres ont quitté les hôpitaux pour les CLSC, qui offraient des conditions de travail plus avantageuses. Les infirmières expérimentées parties, une poignée de jeunes ont été laissées à elles-mêmes. Une erreur irréparable, selon Natasha. Formées « tout croche », elles transmettent à leur tour leur mauvais apprentissage aux nouvelles recrues. Natasha ne se souvient pas combien de fois l’hôpital dans lequel elle travaille a été « fusionné » et « dé fusionné ». Elle n’est même plus sûre du nom qu’il porte actuellement. Ce qu’elle sait, c’est que les conditions de travail se sont chaque fois dégradées un peu plus. « C’était le bordel », résume t-elle en évoquant l’administration. Un désordre auquel elle a participé malgré elle. « On m’a demandé de remplacer l’assistante-chef. Je n’avais pas le choix. » Pour Natasha, qui n’a jamais souhaité enfiler le sarrau de chef, c’est le début de la fin. « Je devais m’occuper des diètes, de la pharmacie, des horaires et même des machines distributrices ! Tout cela pour 10 $ de plus par nuit. » Elle fait ce qu’elle peut. Mais ce n’est jamais assez lorsque les ressources sont insuffisantes. « Je me sentais mal. Je donnais trop de tâches aux infirmières déjà débordées. » Un jour de 2005, elle déclare forfait. À bout de souffle et au bord de la crise de nerfs, elle souffre d’épuisement professionnel. Les larmes aux yeux, elle évoque aujourd’hui les patientes dont elle aurait aimé prendre soin plus longtemps. « Mes patrons ont exercé beaucoup de pression pour que je revienne travailler avec l’aide d’antidépresseurs », confie-t-elle. Elle a résisté, grâce à un médecin compréhensif qui lui a prescrit deux mois de repos. En revenant au boulot, elle refuse catégoriquement le poste d’assistante. Mais elle sent qu’elle replonge tranquillement dans l’abîme de la dépression. À l’été 2008, de nombreuses infirmières sont parties en congé de maternité. « Nous devons normalement être au moins 11 au département des naissances. Un soir, nous étions 4. » Elle évoque une nuit d’horreur où elle n’a pu prodiguer à ses patientes que le « minimum du minimum ». C’est ce qui la rend dingue. « Je ne veux pas changer le monde, je veux juste la satisfaction du travail bien accompli », lance-t-elle. Un simple merci, pourtant, peut lui faire oublier le stress et le découragement. Mais les mercis se font de plus en plus rares. « Je n’ai plus le temps d’être fi ne », avoue-t-elle. Quelques jours avant notre rencontre, Natasha est tombée malade. Vomissements et maux de tête. Elle n’est pas allée travailler. Quand on lui demande comment elle entrevoit l’avenir, sa réponse en dit long : « Je ne pense pas à l’année prochaine. Je pense seulement à mon prochain quart de travail. Et je ne sais pas si je pourrai m’occuper de mes patientes correctement. Alors je pleure. » :