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Dîner en ville

Ce soir, on sort ! J’ai invité mon amie d’enfance et son mari à dîner. Une soirée en remerciement de leur présence attentive à mon retour en France après 24 ans de vie au Québec.

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Ce soir, on sort ! J’ai invité mon amie d’enfance et son mari à dîner. Une soirée en remerciement de leur présence attentive à mon retour en France après 24 ans de vie au Québec. Mes amis ? Ce sont de vrais bourgeois, avec tout le décorum qui sied à leur rang… Alors, avec mon mari, on se la joue ! On se pomponne. On se tire à quatre épingles. La classe !

Direction : le restaurant.

PREMIER ROUND. Le serveur, pète sec pur sang, apporte la carte. Je sors mes lunettes avec grâce. Je fronce les sourcils, toujours avec élégance : où sont les prix ? Un coup d’oeil vers mon voisin m’éclaire : lui les a ! La moutarde — mieux, le wasabi — me monte au nez :

– Mais c’est quoi ce truc ? Pourquoi j’ai pas les prix ?

Mon amie prend un air conciliant et esquisse le sourire apaisant qu’on destinerait à une demeurée pour me dire :

– Mais enfin, ma cocotte, c’est normal quand on est une femme de ne pas voir les prix.

Oui, mais là, c’est MOI qui invite !

Mielleuse, elle en rajoute une couche :

– Moi, j’aime bien ne pas savoir combien ça coûte quand on m’invite.

On tourne en rond…

– Mais quelle mentalité ! On travaille ! Pourquoi on ne pourrait pas inviter nos amis et faire plaisir ? Juste parce qu’on est une femme ? Alors, on fait quoi ? Je laisse monsieur payer, puis je le rembourse en catimini pour sauver les apparences ?…

Je suis sceptique. Pire, je ne la reconnais pas. On a eu la même éducation, les mêmes valeurs. On est pareilles, plus que des soeurs. Trente-six ans qu’on se connaît. Aujourd’hui si différentes ! Je tente un rappel de toutes les batailles que nous, les femmes, avons gagnées. En vain. Plus je parle, plus j’ai le sentiment d’une cause perdue. Finalement, mon amie m’intime un : « Voyons ma chérie, calme-toi, tu es ridicule ! » avec le regard noir qui précède habituellement nos prises de bec.

Pendant cet échange « hormonal », nos hommes ont le bon goût de ne pas s’en mêler et papotent du vide comme si de rien n’était.

DEUXIÈME ROUND. Le serveur — sosie de Mister Bean malgré ses grands airs — revient avec la carte des vins. Obéissant à un regard entendu du mari de ma copine, il me la tend avec — courtoisie. Encore un code mystérieux qui m’énerve, comme si d’un signe, on me concédait un caprice ou un joujou. La vue brouillée par l’exaspération, j’étudie la carte d’un air qu’on pourrait qualifier de baveux. Prenant mon silence pour de l’hésitation ou, pire, de l’ignorance, il pense m’aider et lance :

— Que cherchez-vous dans un vin, madame ?

L’ivresse, monsieur !

C’est parti tout seul ! Je savoure ma boutade avec un sourire niais. Mon mari réprime son envie de rire, mon amie me regarde d’un air réprobateur, pendant que son mari, grand prince, rattrape le coup, faisant au vol étalage de ses connaissances oenologiques. Pas de doute, on broute pas dans les mêmes pâturages !

Au terme du repas, l’addition prend donc naturellement la direction de son assiette. INDESCRIPTIBLE, ma jubilation quand il interrompt le geste du serveur, me désignant d’un discret signe de tête comme étant CELLE qui régale. INCROYABLE, l’ivresse de me faire soulager de quelques — nombreux — bidous. COLOSSALE, la force déployée sur le stylo qui étale MON nom en lettres capitales sur le bordereau de MA carte de crédit !

K.-O.

Souriante, j’entends pour moi seule le tintement des coupes de champagne qui trinquent à tous les , passés et à venir!