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Les cascadeuses de la vie n’ont pas droit au doublage

Celles de métier sont invisibles. Quel homme veut prendre la place d’une femme… dans la vraie vie?

Date de publication :

Dans la foulée de la publication du Boys club, un essai où je tente de rendre visibles la prédominance masculine (en particulier blanche) et la suprématie du masculin (en particulier hétérosexuel et cisgenre) dans notre monde, j’ai reçu un message anonyme d’une femme. Elle travaillait comme cascadeuse. Cette femme, forcée de m’écrire sous un faux nom pour se protéger, m’a mise sur la piste d’un milieu auquel je n’avais pas pensé : celui des doublures, des individus employés par l’industrie du cinéma pour jouer, à la place des acteur·trice·s, des scènes physiquement exigeantes et souvent dangereuses.

Quelques années avant la parution du Boys club, j’avais publié le récit d’une peine d’amour sous le titre Les cascadeurs de l’amour n’ont pas droit au doublage. Ce titre était la traduction en français d’un vers tiré d’une chanson populaire russe. Hasard étrange qui m’a rappelé que si l’idée de la cascade, la notion de doublure, avait occupé mon esprit pendant un certain temps, elle s’était soudain retrouvée dans mon angle mort.

Doubler l’invisibilité

Le milieu de celles dont la tâche est de se mettre à la place d’une autre pour l’épargner, la protéger, parfois même lui sauver la vie, ne m’avait pas effleuré l’esprit. Entre autres parce que ce type de travail est caractérisé par son invisibilité : le succès d’un doublage réside dans le fait qu’on ne le remarque pas à l’écran, qu’on ne peut pas distinguer l’actrice de celle qui la remplace. Les cascadeuses sont ainsi au moins doublement non vues : cachées derrière les vedettes qu’elles représentent, elles disparaissent aussi à l’intérieur de ce qu’elles décrivent comme un boys club.

De manière générale, les cascadeuses (nord-américaines et britanniques, suivant la recherche que j’ai menée) se disent victimes de violences à caractère sexuel et de harcèlement. La grande majorité des coordonnateurs de cascades sont des hommes qui servent de mentors et d’employeurs à leurs collègues masculins. Les syndicats de cascadeur·euse·s sont de véritables boys club où, sous prétexte de fraternité, les hommes en viennent à s’approprier et à se partager le travail.

Pire encore : quand c’est possible, des hommes enfilent un costume « féminin » pour prendre la place de leurs collègues femmes, à qui, par ailleurs, on refuse même des cascades considérées comme faciles. Manière non seulement de leur retirer du travail, mais aussi de les empêcher d’apprendre le métier et d’acquérir de l’expérience. Enfin, devant une cascade dont le genre n’est pas précisé, un homme est systématiquement embauché.

Si, jusqu’au mouvement #MoiAussi, des stars hollywoodiennes ont craint, malgré leur statut de vedettes, de dénoncer quelqu’un comme Harvey Weinstein de peur des conséquences, on peut comprendre le risque que représente une plainte pour des cascadeuses – ces femmes qui sont l’ombre des célébrités, en quelque sorte leur double fantôme. Dans un climat discriminatoire et hostile, la cascadeuse qui dénonce une agression court le risque de se retrouver sur une liste noire et de ne plus être embauchée; sans compter qu’elle pourrait voir son travail saboté et sa santé mise en danger. Comme certaines le racontent : un accident est vite arrivé quand ceux chargés de mettre en scène les cascades en veulent à celle qui les exécutera.

Se jouer des femmes

La lumière a été faite sur le monde des cascadeur·euse·s entre autres avec la plainte déposée par Deven MacNair auprès de la U.S. Equal Employment Opportunity Commission en 2016, un an avant la déferlante #MoiAussi. Cette plainte contre la SAG-AFTRA (Screen Actors Guild – American Federation of Television and Radio Artists) et la compagnie Hollywood Gang Productions visait à dénoncer la pratique du wigging – le port d’une perruque par un cascadeur, ce qui lui permet de remplacer une consœur.

C’est après s’être fait interdire de conduire une voiture, une cascade somme toute simple, que Devon MacNair a déposé sa plainte. À la suite de celle-ci, le coordonnateur des cascades (celui qui a fini par jouer la scène en arborant une perruque « de femme ») a expliqué que si MacNair avait été empêchée de prendre le volant, c’est parce qu’elle était plus grande que l’actrice doublée. Sur le coup, toutefois, il avait prétexté vouloir la protéger : la voiture n’était pas sécuritaire.

Ironie noire de la situation : quel homme veut prendre la place d’une femme dans la vraie vie? Les cascadeuses de la vie, elles, n’ont pas droit au doublage. Elles sont tenues de jouer leur rôle, à leurs risques et périls.

Ce que MacNair a dénoncé, c’est cette pratique commune et injuste de cascadeurs remplaçant des collègues féminines. De la même façon que des cascadeur·euse·s blanc·che·s vont avoir recours au blackface ou au painting down (se maquiller le visage ou le corps) de manière à se substituer aux cascadeur·euse·s racialisé·e·s. En ce qui concerne la pratique du wigging, elle est si commune que les sommes empochées par les cascadeurs jouant des femmes sont suffisantes pour leur permettre de vivre, alors que les cascadeuses, elles, manquent de travail.

Ironie noire de la situation : quel homme veut prendre la place d’une femme dans la vraie vie? Les cascadeuses de la vie, elles, n’ont pas droit au doublage. Elles sont tenues de jouer leur rôle, à leurs risques et périls. Plus encore, ce que la figure de la cascadeuse nous permet de penser, c’est comment une femme, une seule, n’est jamais assez.

On vit dans l’exigence du nombre. À une actrice de la vie, il faut toujours une doublure : une seule femme qui porte plainte, ça ne suffit pas, et si celles qui dénoncent les gestes d’un seul homme doivent être sans cesse plus nombreuses, elles font malgré tout rarement le poids. Ce qui m’amène à demander : combien de femmes doivent être sacrifiées pour qu’on soit capable d’en reconnaître une seule?

En définitive, ce que les cascadeuses nous incitent à regarder, c’est bien la condition des femmes dans nos sociétés soi-disant éclairées : des êtres de l’ombre appelés à disparaître parce que toujours remplaçables, effaçables, jetables.

Ce que le cas des cascadeuses met en lumière, c’est le fait que les femmes, qu’elles soient seules ou ensemble, n’ont pas encore vraiment la possibilité d’exister.

Romancière, essayiste et militante féministe, Martine Delvaux est professeure de littérature des femmes à l’Université du Québec à Montréal. Parmi ses publications : Le boys club (Remue-ménage, 2019), Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage, 2013 [édition revue et augmentée, 2018]), Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2018) et Blanc dehors (Héliotrope, 2015).