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La sous-représentation des femmes en sciences et en génie : enjeux et défis

Entretien avec Eve Langelier, titulaire de la Chaire pour les femmes en sciences et en génie au Québec

Date de publication :

On pourrait penser que les femmes investissent peu les métiers de la technologie par manque d’intérêt. Or, plusieurs facteurs externes, souvent systémiques, sont en cause. Eve Langelier est spécialiste de la question de la sous-représentation des Québécoises en sciences et en technologie. Formée en génie mécanique et biomédical et professeure titulaire à l’Université de Sherbrooke, elle dirige également la Chaire pour les femmes en sciences et en génie au Québec du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada(CRSNG). Entretien avec une chercheure aguerrie qui nous explique les raisons de la faible représentation des femmes dans la sphère technologique.

Le CRSNG a créé, en 1996, le Programme de chaires pour les femmes en sciences et en génie pour augmenter la participation féminine dans ces domaines. Plus de 20 ans après, les motifs qui sous-tendent ce programme ont-ils changé?

Depuis 1996, les motivations sont les mêmes, mais elles se sont raffinées avec le temps. Avant, il s’agissait d’amener plus de femmes en sciences et en génie. Aujourd’hui, on cherche toujours à en avoir plus dans ces domaines, mais on sait également que le nombre n’est pas le seul facteur de réussite à considérer. On mesure maintenant leur bien-être, la progression de leur carrière, etc.

Récemment, nous avons adopté une approche intersectionnelle. Toutes les femmes n’ont pas le même parcours et ne rencontrent pas les mêmes difficultés, ce dont il faut tenir compte. S’intéresser à l’intersectionnalité en 2019, c’est suivre l’évolution naturelle de notre société et prendre en compte les préoccupations et les réalités de toutes les femmes.

Pourquoi les jeunes filles semblent-elles peu apprécier les sciences et la technologie?

Eve Langelier, professeure à l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire pour les femmes en sciences et en génie au Québec du CRSNG

Le Programme de formation de l’école québécoise est l’une des causes. Il présente certains aspects restrictifs qui empêchent le personnel enseignant de transmettre la matière de manière à attirer les jeunes filles. En technologie, bien que le programme soit intéressant, beaucoup de filles ne l’aiment pas. Il est calqué sur celui des États-Unis : on a observé le travail de l’ingénieur·e et on a ramené cet enseignement à l’école pour développer des compétences.

Malheureusement, en cours de route, le programme a été déformé et la contextualisation n’en fait quasiment plus partie. On assiste à une situation où on demande aux élèves d’exécuter une tâche pour obtenir une note plutôt que de la mener à bien pour une raison donnée.

Dernièrement, nous avons réalisé une activité dans les classes. Nous avons analysé différentes crèmes glacées, puis on se questionnait sur le type de cuillère à utiliser selon le type de glace. Les élèves ont fait des tests et ont évalué les caractéristiques de chacune. C’est ce qui est au cœur du métier d’ingénieur·e : effectuer des choix en fonction d’un contexte. Cet aspect intéresse particulièrement les jeunes, et surtout les filles. Elles avaient beaucoup de plaisir à faire cet exercice. Il a été démontré qu’elles aiment connaître la raison derrière une tâche qu’on leur demande de réaliser.

Y a-t-il d’autres facteurs qui expliquent la sous-représentation des jeunes filles dans les sciences et la technologie?

Plusieurs événements dans le parcours des filles peuvent les désintéresser de ces domaines. Des chercheur·e·s de l’Université McGill ont étudié le sentiment de confiance des personnes inscrites au baccalauréat en génie. Ils ont réalisé que celle-ci diminuait chez les femmes, tandis qu’elle augmentait chez les hommes. La culture de l’industrie technologique et des sciences, les microagressions, les biais inconscients et conscients ou encore les stéréotypes sont autant de messages subtils qui amènent les femmes à se remettre en question et à douter du fait qu’elles sont à leur place.

Qu’est-ce qui pousse les professionnelles en sciences et en génie à quitter leur milieu de travail?

Plusieurs raisons peuvent expliquer leur départ, mais en voici deux. La plus évidente est qu’elles n’obtiennent pas les perspectives de développement de carrière auxquelles elles aspirent. La seconde raison s’explique par un sentiment qu’elles ne nomment pas forcément, mais qui pèse lourd dans la balance : la confiance en soi. Un sentiment qui, comme nous l’avons mentionné plus tôt, est moins présent chez les femmes que chez les hommes, et ce, dès l’université.

« La culture de l’industrie technologique et des sciences, les microagressions, les biais inconscients et conscients ou encore les stéréotypes sont autant de messages subtils qui amènent les femmes à se remettre en question et à douter du fait qu’elles sont à leur place. »

− Eve Langelier

Ainsi, pour une même offre d’emploi, les travailleuses vont se sentir moins compétentes que leurs confrères et ne postuleront pas. Si on leur donne un défi, elles ne vont pas forcément penser qu’elles sont aptes à le relever bien qu’elles excellent dans leur domaine. Les gestionnaires d’entreprises remarquent qu’un homme va dire oui tout de suite à une nouvelle tâche même s’il n’a pas toutes les compétences requises, alors qu’une femme expérimentée jugera qu’elle n’est pas à la hauteur.

Quelle est la plus grande différence entre le monde du travail et l’université pour celles qui aspirent à une carrière en sciences et en technologie?

Le choc des générations. Il y a 30 ans, les femmes étaient beaucoup moins présentes en génie. C’est donc toute une génération d’hommes qui, contrairement aux plus jeunes, n’ont presque pas eu de contacts professionnels avec des femmes. On assiste parfois à des situations où ces travailleurs en fin de carrière ou plus âgés font des remarques inappropriées, car ils ont peu ou pas été touchés par l’évolution de la présence des femmes sur le marché du travail. Il va sans dire qu’il y a évidemment des personnes âgées progressistes et des jeunes qui ne le sont pas du tout…!

Est-ce que les diplômées sont bien préparées à intégrer le marché du travail en sciences et en génie?

La chaire dont je suis titulaire mène actuellement une étude sur l’effet du stage sur la carrière des femmes. Nous avons interrogé des professionnelles qui ont fait cinq stages pendant leur baccalauréat et qui sont restées dans l’industrie par la suite. Nous n’avons cependant pas recueilli les témoignages de celles qui l’ont quittée. Bien que l’étude ne soit pas encore achevée, on peut déjà dire qu’elles ont toutes vécu, pendant leurs stages, des événements directement liés au fait d’être une femme. Cependant, plusieurs ne s’en sont même pas rendu compte. Elles y voyaient quelque chose de normal…