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Quelle histoire pour leur avenir?

Ou comment habiter notre époque…

Date de publication :

En tant que personnes s’identifiant au genre féminin, et aussi en tant que féministes, nous sommes nombreuses à nous demander quoi faire et comment s’y prendre. Que pouvons-nous contre ce qui avance et qui s’annonce, de plus en plus clairement, comme difficile à arrêter? Et surtout, dans la perspective de cette « fin du monde », comment pouvons-nous habiter notre propre temps?

Le , dans l’écrin de la Maison symphonique de Montréal, j’assistais à la projection du film culte de Godfrey Reggio, Koyaanisqatsi. L’ensemble de Philip Glass jouait en direct, en présence du célèbre compositeur, la trame sonore créée pour et avec le film, une musique qui, par ses accélérations et ses ralentissements, ses répétitions et ses variations, en traduit, en quelque sorte, le récit.

Sans personnages, sans dialogues, Koyaanisqatsi – un mot de la langue hopi qui signifie « vie déséquilibrée » – avance comme une suite d’images filmées, des paysages naturels, urbains et industriels, qui occupent tout l’écran. Ponctuellement, des humains passent ou s’arrêtent en silence devant la caméra, soutenant notre regard, comme s’ils disaient : « Voici votre “environnement”. » Au moment de sa création, en 1982, le film était un avertissement. Aujourd’hui, il donne l’impression d’un oracle. Revoyant Koyaanisqatsi 30 ans après l’avoir visionné pour la première fois, je mesure l’empreinte qu’il a laissée sur l’adolescente que j’étais, autant que ce qu’il dit à la féministe que je suis devenue.

« Elles manifestent leur anxiété, leur désespoir et leur colère devant tant d’adultes responsables de leur éducation et de leur santé, mais qui continuent à faire le choix de se fermer les yeux, de se boucher les oreilles, de détourner la tête. »

Ma fille de 16 ans et ses amies, suivant l’exemple de Greta Thunberg et d’autres militantes de leur âge (comme Kaidynce Storr, de Tuktoyaktuk), se mobilisent pour l’environnement, et encouragent leurs compagnes et compagnons à faire de même. Elles font la grève, sortent dans la rue, lèvent le poing et crient à tue-tête dans une lutte passionnée pour défendre leur droit à un avenir.

Elles manifestent leur anxiété, leur désespoir et leur colère devant tant d’adultes responsables de leur éducation et de leur santé, mais qui continuent à faire le choix de se fermer les yeux, de se boucher les oreilles, de détourner la tête. Qui lèvent les bras dans un geste de dépit, préférant défendre leur confort ou leur pouvoir, au lieu d’assurer un horizon non seulement pour les générations qui suivront, mais pour les jeunes qui sont déjà là.

Vivre la « fin des temps » au présent

Nous sommes légion, en ce moment, à regarder le temps passer et le climat changer avec effarement. Maintenant que le réchauffement planétaire est sur toutes les lèvres, en première page des journaux et, surtout, maintenant que nos corps en ressentent concrètement les effets, nous sommes aux prises avec une expérience étrange, une sorte de dissonance cognitive où il faut vivre, au présent, la « fin des temps ». Nous sommes plongées, pour le dire avec l’écrivain Gabriel García Márquez, dans la chronique d’une mort annoncée.

Pour se faire une garde-robe, ma fille et ses amies déambulent de friperie en friperie, collectionnant des vêtements qui ont déjà été portés au lieu d’en acheter de nouveaux sortis directement d’usines où les couturières sont mal payées et maltraitées. Ce qu’elles préfèrent, ce sont les tenues vintage des années , l’époque où j’étais moi-même adolescente, assise au fond d’une salle de cinéma poussiéreuse, dans un parfum de vieux popcorn, tétanisée devant Koyaanisqatsi. Ce qui est à la mode, pour les filles d’aujourd’hui, c’est non seulement ce que nous, les femmes de mon âge, enfilions sur nos corps quand nous étions jeunes, mais également ce que nos aînées, nos mères, nos grands-mères et leurs sœurs, portaient au même moment.

Grâce à ce télescopage qui s’opère par l’intermédiaire des vêtements des adolescentes de notre époque, on fait toutes partie du même temps. Comme si l’histoire n’avait pas eu lieu, ou que le passé disait nécessairement quelque chose de notre actualité. Comme si on ne pouvait comprendre ce qui se produit maintenant qu’en pensant à ce qui est déjà arrivé.

La force de la répétition

Le film Koyaanisqatsi est construit sur un jeu de répétitions visuelles et musicales qui confèrent à un montage d’images muettes la force vive d’un manifeste. Son visionnement, 30 ans plus tard, me rappelle que, pour répondre à la question « que pouvons-nous faire? », il faut cesser de rêver au geste ultime, celui qu’on pose une fois pour toutes. Pour vraiment changer les choses, nous devons miser, aujourd’hui, sur ce qui nous anime, nous, les filles et les femmes, depuis toujours : la force de la répétition.

Nous, les femmes, avons l’habitude de répéter. Prendre soin, ce rôle qu’on connaît trop bien et qui concerne ce qu’on associe au domaine du féminin, a tout à voir avec la répétition. De la même façon que nos luttes pour nos droits reposent, elles aussi, sur la capacité à répéter – cette résilience-là. Devant le cynisme ambiant, alors qu’il faut non seulement continuer à prendre soin de la nature et des humains, mais en plus le faire de mieux en mieux, je me dis que la « fin du monde » peut nous sauver.

« Pour vraiment changer les choses, nous devons miser, aujourd’hui, sur ce qui nous anime, nous, les filles et les femmes, depuis toujours : la force de la répétition. »

Face à la lenteur de nos institutions, à la surdité de nos gouvernements, nous devons encore une fois descendre dans la rue, armées de nouveaux cris de ralliement. Face au refus d’agir de celles et ceux qui pourraient prendre des décisions pour changer le cours du temps, nous devons encore une fois sortir, marcher, manifester, continuer à nous battre en espérant que notre action, même si elle n’est pas la bonne, comptera pour la suite..

J’ai envie qu’on se souvienne de nous comme de celles qui, aux côtés de leurs filles, auront refusé l’inertie, la passivité, pour plutôt faire le pari de garder courage, choisissant de lutter, encore et toujours, sans crainte de (se) répéter.

Je veux nous imaginer comme des revenantes futuristes : mélancoliques, anxieuses, furieuses, rabat-joie, mues par l’énergie férocement créatrice du désespoir. Féministes prêtes à tout pour que l’avenir de nos filles ait une histoire.

Romancière, essayiste et militante féministe, Martine Delvaux est professeure de littérature des femmes à l’Université du Québec à Montréal. Parmi ses publications : Le boys club (Remue-ménage, 2019), Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage, 2013 [édition revue et augmentée, 2018]), Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2018) et Blanc dehors (Héliotrope, 2015).