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Le suffrage féminin ou comment repenser la nation : un mouvement inachevé?

Entretien avec Denyse Baillargeon, autrice de l’ouvrage Repenser la nation – L’histoire du suffrage féminin au Québec

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Aussi étonnant que cela puisse paraître, on ne trouvait pas, jusqu’à aujourd’hui, d’histoire du vote féminin au Québec. L’historienne Denyse Baillargeon vient de combler ce vide.

Les travaux de chercheures québécoises telles que Chantal Maillé et Diane Lamoureux ont ouvert la voie à ce récit réalisé par la professeure Baillargeon, qui a longtemps enseigné à l’Université de Montréal. Les fruits de toutes ces recherches ont contribué à démystifier des idées préconçues sur le droit de vote féminin au Québec. Notamment celle que les femmes ne l’avaient jamais eu avant 1940, date à laquelle le gouvernement d’Adélard Godbout a acquiescé à leur demande.

« Au 19e siècle, raconte Denyse Baillargeon, certaines avaient déjà le droit de vote lorsqu’elles étaient propriétaires. La Coutume de Paris, qui déterminait alors les droits des femmes, permettait en effet aux célibataires et aux veuves, mais aussi à des femmes mariées de voter, ce qu’environ 1 000 d’entre elles ont fait entre 1791 (date d’adoption de l’Acte constitutionnel, qui établissait un régime parlementaire) et 1849 (date à laquelle les femmes se voient retirer ce droit de façon définitive). »

Comme elle l’écrit dans son livre, le droit de vote reposait sur un privilège de classe parce que, pour être propriétaire, il fallait être riche. « Des femmes votaient, mais c’était un peu sans s’en rendre compte que les autorités leur ont concédé ce droit. »

Bâtir une « nation »

Dans les années 1830, les canadiens français souhaitaient édifier une « nation ». Les hommes ont donc eu besoin de pouvoir compter sur les femmes, car, écrit l’historienne, « en gérant le foyer, celles-ci les libèrent [des] responsabilités » liées à l’éducation et aux soins domestiques « pour qu’ils puissent mieux accomplir leurs devoirs civiques ». En 1849, elles ont alors perdu le droit de voter, et on attendait d’elles une influence politique et patriotique au sein de la famille. C’est le concept des « sphères séparées », explique l’historienne. Pour être de bonnes patriotes, elles devaient s’assurer qu’à la maison tout se passait bien et cultiver l’esprit patriotique de leurs enfants et de leurs proches, un peu comme le préconisait Jean-Jacques Rousseau, dont les idées étaient populaires à l’époque.

« Dans les démocraties contemporaines, voter signifie faire partie de la nation. Ébranler les assises de la nation, c’est ce que souhaitaient les suffragistes. »

– Denyse Baillargeon, professeure et historienne

La politique du mâle

Denyse Baillargeon analyse aussi le rejet du vote féminin sous l’angle de la stratégie politique. Le journal La Minerve du 3 mai 1832 publiait un article selon lequel « tout comme “les électeurs âgés et les infirmes”, les “dames” sont instrumentalisées par les deux partis politiques […], amenées au bureau de vote à la dernière minute, et presque contre leur gré, dans l’unique but de nuire à l’adversaire ». La raison invoquée cache à peine le fait que le vote était en réalité si serré entre les deux partis adverses qu’il fallait trouver des « intruses ». Avec pour résultat, explique l’historienne, que les femmes, mises sur le même plan que des personnes vulnérables, ont été dépossédées de leur libre arbitre et de leur autonomie. Le préjugé selon lequel les femmes ne pouvaient pas se faire leur propre opinion a renforcé l’idée que la politique « prend une connotation résolument masculine […], alors que la religion et les questions morales sont débattues dans des termes associés à la féminité […] ».

Des femmes résistent au suffrage

Bien socialisées pour accomplir leurs tâches vertueuses et patriotiques, beaucoup de femmes ont elles-mêmes résisté au suffrage féminin. Néanmoins, Denyse Baillargeon nuance. « On ne peut pas en déduire qu’elles ne s’intéressaient pas à la politique. Et longtemps, on a méprisé leur parole, discrédité leur apport. » Mais il est intéressant de constater, poursuit l’historienne, qu’elles voyaient clairement les manipulations de l’électorat. « Les femmes étaient conscientes de la corruption, des beuveries et des manigances électorales, des pratiques qui entraient en contradiction avec leur conception de leur dignité. Pour elles, la politique était un jeu qu’il ne valait pas la peine de jouer. Mais ça ne veut pas dire que ce qui se passait dans la société ne les intéressait pas. » Au contraire, comme le démontre l’engagement des femmes de l’élite dans la philanthropie. Elles se consacrent à la maternité et au foyer et s’organisent aussi en une constellation d’associations qui les mèneront à réclamer le droit au suffrage dès la fin du 19e siècle…

Être élue

Au Québec, le droit de voter et celui de devenir candidate ont été accordés en même temps. Mais il a fallu beaucoup de temps avant que les femmes soient élues, et presque 40 ans après l’obtention du droit de vote et d’éligibilité pour que ce soit le cas d’une masse critique de candidates. Les Marie‑Claire Kirkland (élue en 1961) et Lise Bacon (élue en 1973) ont successivement siégé seules à l’Assemblée nationale. Ce fut un long processus et jusqu’à aujourd’hui, on peine à atteindre la parité.

Denyse Baillargeon compare d’ailleurs les réserves de certaines femmes de notre époque à l’égard de la parité à la méfiance de leurs aïeules à l’égard du suffrage féminin. « Beaucoup d’entre elles étaient contre parce qu’elles craignaient que ça ne change rien pour les femmes. D’ailleurs, souligne-t-elle, l’obtention du droit de vote pour les femmes en 1940 n’a pas empêché l’élection d’un gouvernement conservateur peu porté sur l’émancipation féminine. » Selon elle, on peut également s’interroger sur l’idée de parité. « Ce n’est pas parce que l’Assemblée nationale est formée de 50 % de femmes que ça va nécessairement déboucher sur des lois plus féministes. Par contre, s’empresse-t-elle d’ajouter, il y a un effet cumulatif au fait d’avoir plus de députées et, dans ce sens-là, la parité est souhaitable. »

Par le titre de son livre, Denyse Baillargeon désire montrer que dans leur lutte, les femmes ont également cherché à repenser la composition de la nation. « Dans les démocraties contemporaines, voter signifie faire partie de la nation. Ébranler les assises de la nation, c’est ce que souhaitaient les suffragistes. »

L’histoire ne dit pas encore si elles y sont arrivées.

Extrait 1

« Pour les premières suffragistes canadiennes-françaises, comme Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, le droit de vote représente tout d’abord le moyen, pour les femmes, d’exercer davantage de pouvoir dans leurs champs de compétences, au cœur de la sphère privée comme dans l’espace public. Par la suite, avec Thérèse Casgrain et Idola Saint-Jean, il devient l’outil indispensable qui leur permettra de faire respecter l’ensemble de leurs droits et d’accéder au destin de leur choix. » (p. 210)

Extrait 2

« C’est à la mort de l’une de ses amies, en 1966, que [Mary Two-Axe Early] prend conscience de l’ampleur des conséquences pour les femmes autochtones de marier un non-Indien et qu’elle s’engage dans la lutte pour mettre un terme à la discrimination inscrite dans la loi sur les Indiens. À la suggestion de Thérèse Casgrain, elle réunit une trentaine d’autres femmes mohawks et soumet un mémoire à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada pour dénoncer cette injustice. » (p. 173)

Les femmes autochtones

Quand arrivèrent les colons, certaines femmes jouissaient d’une forme de pouvoir. Dans des communautés iroquoiennes, écrit l’auteure, « elles prennent une part active aux décisions, notamment en ce qui concerne la désignation des chefs. La transmission de l’identité clanique et du statut passe également par les femmes ». Mais dans ce pays qu’ils venaient conquérir, les colons de France et d’Angleterre ne voyaient pas d’un bon œil l’autorité que celles-ci exerçaient. Le parlementarisme issu d’Angleterre et de France considérait comme nuisibles les modes de gouvernance des communautés autochtones. Ces peuples ont donc été « exclus des débats » dans ce nouveau monde. Au Québec, les femmes autochtones n’obtiendront le droit de voter qu’en 1969 (1960 au Canada).

En complément

L’ouvrage de Denyse Baillargeon fait partie d’un vaste projet d’édition dirigé par la professeure Veronica Strong-Boag de l’Université de la Colombie‑Britannique. Ce projet prévoit la publication de sept volumes traitant de l’histoire du suffrage féminin canadien. Le prochain livre de cette série portera sur les femmes autochtones et paraîtra en 2020 chez UBC Press.