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Second regard

Depuis deux ans, les cinéastes québécoises tirent la sonnette d’alarme: leurs projets sont sous-financés.

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Depuis deux ans, les cinéastes québécoises tirent la sonnette d’alarme: leurs projets sont sous-financés. Résultat : nous ne voyons presque pas de films faits par des femmes ! Sommes-nous bien au 21e siècle ?

, Lyne Charlebois recevait le Jutra de la meilleure réalisation pour son film Borderline (coscénarisé avec l’auteure du roman du même nom, Marie-Sissi Labrèche). Son trophée dans les mains, elle livrait ses remerciements et ajoutait, émue : « Je veux dire aux filles que c’est possible ! »

Car c’est la navrante réalité : alors que des femmes dirigent des pays, des banques et vont dans l’espace, aucune Québécoise n’avait encore remporté un prix Jutra pour la réalisation d’un film! Voilà un combat qui paraît anachronique, tant on tient pour acquis que les femmes sont partout dans les domaines de la culture. « Mais elles y sont ! » assure Marquise Lepage, cinéaste et présidente de Réalisatrices équitables, un regroupement qui s’est donné pour mission de dénoncer cette situation. Le hic, c’est qu’elles n’arrivent pas à déposer leurs projets, parce que trop d’intermédiaires (producteurs, télédiffuseurs, distributeurs) craignent de confier la réalisation à des femmes. « Ce faisant, le milieu entretient la perception selon laquelle nous ne sommes pas capables de diriger une équipe et de mener un projet à terme. Bref, faute de financement, nos films ne se font pas ! À titre comparatif, quand on dépose des projets sans intermédiaires (avec les conseils des arts, par exemple), nos projets se développent et marchent très bien ! »

Cet attristant constat a décidé plusieurs femmes à se mobiliser de nouveau — le comité Moitié Moitié, formé de cinéastes indépendantes dans les années , avait déjà défriché le terrain. Car en plus des obstacles structurels, le financement des films a chuté depuis 30 ans ! Pour l’année , chez Téléfilm Canada, organisme subventionneur, seulement 13,5 % des projets déposés par des femmes ont été acceptés. Appuyées par 140 consoeurs, plusieurs réalisatrices — dont Lucette Lupien (déjà à Moitié Moitié), Isabelle Hayeur, Ève Lamont et Marquise Lepage — ont décidé de fonder Réalisatrices équitables pour documenter, expliquer et, surtout, dénouer cette situation.

C’est une rencontre amicale avec la cinéaste française Coline Serreau (Trois hommes et un couffin) qui a créé l’électrochoc nécessaire à la mobilisation, relate Marquise Lepage. « Lors de son dernier passage au Québec, Coline était abasourdie de voir que tant de femmes étaient cinéastes au Québec, mais que si peu parvenaient à réaliser leurs films. Ça nous a réellement secouées. » Une situation moins criante en France, où la tradition du cinéma d’auteur a préservé le créneau pour les réalisatrices. Ce n’est pas le cas au Québec, faute de financement, de public et de salles.

Marquise Lepage est consciente que, de son côté, tout va plutôt bien. Elle n’a jamais arrêté de tourner, et c’est pour cela qu’elle a accepté la présidence de Réalisatrices équitables. « C’est délicat, analyse-t-elle. Les femmes qui revendiquent sont considérées comme des empêcheuses de tourner en rond, et craignent d’être pénalisées. Comme je travaille beaucoup, je me suis dit que je risquais moins que les autres filles. »

Que voient les femmes ?

En effet, Marquise tourne. L’hiver dernier, elle a présenté Martha qui vient du froid, un documentaire magnifique et grave qui relate la déportation, en , d’Inuits d’Inukjuak à l’île d’Ellesmere, au nord du cercle polaire. Un sombre événement de l’histoire, alors que le Canada voulait assurer sa souveraineté jusqu’en Arctique. Cette tragédie est racontée à travers le témoignage de Martha Flaherty, Inuite impliquée auprès de sa communauté, interprète et traductrice, résidant à Ottawa.

Apportant de l’eau au moulin des Réalisatrices équitables, ce film pourrait illustrer ce fameux « regard des femmes ». Le « féminin » n’en est peut-être pas le sujet principal, mais l’humanité dont le documentaire fait preuve est colorée par le sujet féminin qui raconte, et par celui qui filme. Ce n’est donc pas un film « de femme » (car il n’y a pas de modèle déposé !), mais fait par des femmes.

Avec les yeux et la voix de Martha Flaherty, Marquise Lepage y jette un regard différent sur l’histoire inuite. « Je ne sais pas si c’est un regard “féminin”, répond la réalisatrice. Ce qui est certain, c’est que jusqu’à maintenant, personne n’avait raconté cette histoire au cours de laquelle des familles ont été séparées, humiliées et isolées dans la plus grande indigence. »

Que désire-t-on, quand on souhaite que plus de femmes réalisent des films ? « Découvrir leur imaginaire, rétorque Marquise Lepage. Si nos films ne se font pas, c’est tout un pan du monde qui n’est pas représenté, avec nos thèmes, nos particularités, nos corps, nos sensibilités. Or, ce sont précisément ces contenus et ces images que portent les films des femmes et leurs personnages. »

Des comédiennes, parmi lesquelles Geneviève Rioux, joignent leur voix à celle des Réalisatrices. Le Comité des femmes de l’Union des artistes (UDA), dont l’actrice fait partie depuis , s’est uni cette année à leurs revendications. Après tout, elles visent le même but : faire vivre des femmes à l’écran, les montrer et les raconter dans toute leur diversité. Le Comité des femmes de l’UDA se désole de voir que, passé 40 ans, les comédiennes ne jouent presque plus à la télé, encore moins au cinéma. « Angèle Coutu a obtenu un Jutra pour un second rôle (Borderline) en , et elle a surpris tout le monde quand elle a déclaré avoir eu, la “chanceuse”, huit jours de tournage dans son année… C’est désolant ! » déplore Geneviève Rioux, qui a obtenu le Gémeau de la meilleure actrice en pour son interprétation de Simonne Monet-Chartrand dans la série Simonne et Chartrand. « Des actrices de talent ont de l’expérience, de la maturité, et encore des années devant elles, mais elles ne peuvent plus travailler ! »

Le féminin est-il universel ?

Pour un auteur, il est naturel de raconter une histoire de son propre point de vue. Comme ce sont souvent les réalisateurs masculins qui sont financés, à peine quelques femmes occupent l’espace cinématographique. Résultat : trop peu de « sujets » féminins s’expriment. « En série télé et en téléroman, les femmes avaient plus de place, souligne Geneviève Rioux. Or, il s’en tourne moins. Qu’allons-nous faire ? Jouer les mères et les grands-mères (de beaux rôles quand ils ne servent pas seulement de faire-valoir) toute notre vie d’actrice parce qu’on est âgées de plus de 35 ans ? Ça n’a pas de sens ! » « Voir toujours des personnages masculins et leur univers formate l’imaginaire de ceux qui regardent, poursuit Marquise Lepage. Cela devient la norme. »

Geneviève Rioux soulève aussi ce point central : « Je suis sidérée de voir à quel point les garçons connaissent peu ou pas les productions féminines. Tout se passe comme si nous n’existions pas dans l’imaginaire populaire autrement qu’à travers le personnage de la belle fille sexy. »

Pourtant, les filles, elles, connaissent les héros masculins ! « Jeune, je lisais les Tintin et les Astérix, poursuit l’actrice, et je n’avais aucun problème à m’identifier aux protagonistes, à m’intéresser à leurs aventures. Mais mes frères, comme la majorité des garçons, n’ont jamais eu le moindre intérêt pour des personnages de mes livres “de filles”. Pourquoi ? »

La question est fondamentale : Pourquoi les films des femmes, leurs histoires et leurs personnages n’intéressent-ils pas les hommes ? Pour le dire autrement : Pourquoi le masculin est-il universel, et pas le féminin ? Marquise Lepage rapporte une anecdote qui en dit long. « Il y a quelques années, j’ai fait un court métrage qui mettait en scène un garçon (joué par Marc-André Grondin). Or, à l’origine, c’était un scénario avec un personnage féminin, mais il n’avait pas été retenu au financement. J’ai changé le sexe du personnage et ça a passé. J’avoue que ça m’a fait réfléchir… »

Les fameux quotas

Parmi les solutions avancées, les Réalisatrices équitables évoquent des mesures volontaires pour s’assurer qu’un pourcentage du financement soit consacré aux films réalisés par des femmes. « Le milieu est plutôt contre, constate Marquise. On s’oppose aux quotas, prétextant qu’on ne doit pas réduire les femmes à des chiffres. Mais la culture au Québec ne tiendrait pas s’il n’y avait pas de quotas ! On n’entendrait pas de musique francophone, par exemple. Pourquoi ne fait-on pas la même chose pour les réalisatrices ? Pourquoi ce combat serait-il moins important ? »

Après tout, avance la cinéaste, c’est de l’argent public, donné par 50 % de femmes et 50 % d’hommes. « Comment se fait-il que nous ne voyions qu’une partie du monde ? »

Le Québec n’est pas Hollywood, ajoute la réalisatrice. « Je comprendrais que les producteurs québécois tentent de minimiser les risques qu’ils prendraient à financer personnellement des films. Mais le financement n’est composé que d’argent public : où est le risque ? »

En effet, il n’y en a pas… Il n’y a que de mauvaises habitudes, façonnées par 2 000 ans de patriarcat.