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Une géante des mathématiques partie trop vite

Un portrait de Maryam Mirzakhani, mathématicienne iranienne d’exception

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En juillet 2017, la mathématicienne Maryam Mirzakhani s’est éteinte à l’âge de 40 ans, des suites d’un cancer. Professeure à l’Université Stanford, elle est devenue en 2014 la première femme à recevoir la médaille Fields, plus haute distinction du domaine des mathématiques. Portrait d’une véritable pionnière, dans une discipline encore dominée par les hommes.

Les mathématiques constituent le domaine scientifique où les femmes sont le plus sous-représentées. À ce jour, 70 % des thèses doctorales en mathématiques sont défendues par des hommes, moins de 15 % des postes universitaires sont détenus par des femmes*, et la plupart des sièges dans les comités éditoriaux des publications scientifiques sont occupés par des hommes**.

Dans un article paru en novembre 2016 dans le magazine The Atlantic, une journaliste scientifique a tenté d’expliquer cette sous-représentation***. Elle a conclu qu’une culture sexiste toxique prévaut dans le monde des mathématiques, empêchant les femmes d’être reconnues à leur juste valeur. On tend à sous-estimer leurs compétences et on célèbre généralement moins leurs succès et leurs contributions à la discipline. Les étudiantes sont fréquemment découragées par leurs professeurs ou leurs camarades d’études lorsqu’elles éprouvent des difficultés, et on conclut plus souvent au « génie » lorsqu’un homme se démarque. En somme, le talent des femmes resplendit moins, et leur potentiel passe généralement sous le radar.

Avec pour effet collatéral une quasi-absence de modèles féminins dans cette discipline qui pourraient inspirer les jeunes filles. Sur ce point, le parcours de Maryam Mirzakhani est remarquable.

Un talent qui a éclos lentement

Maryam Mirzakhani naît en 1977 en Iran. Enfant, elle n’a pas de penchant particulier pour les mathématiques. Elle se passionne plutôt pour la littérature et rêve de devenir romancière. Elle arrive sur les bancs de l’école secondaire tout juste après la fin de la guerre contre l’Irak (1980-1988), une période qu’elle qualifie, dans une entrevue accordée en 2014, de « riche en opportunités » pour les jeunes de sa génération.

Bonne élève, elle est admise dans un collège pour les adolescents doués, mais ses performances en mathématiques sont qualifiées de « médiocres » par une professeure. Malgré tout, elle s’intéresse et prend goût à la résolution de problèmes mathématiques, si bien qu’elle se met en tête de participer aux concours organisés entre les écoliers du pays. Sauf qu’à cette époque, en Iran, ce type d’épreuve est réservé aux garçons. Or, la jeune Mirzakhani insiste si fort auprès de la direction de son école qu’on finit par lui permettre d’y prendre part, et ce, malgré ses résultats moyens.

Elle est déterminée à tirer son épingle du jeu sur le circuit compétitif, si bien qu’à 17 ans, elle remporte la médaille d’or pour la participation individuelle dans un concours national, grâce à un score parfait. Elle dira plus tard avoir pris confiance en ses capacités de mathématicienne à ce moment-là.

Elle obtient son diplôme universitaire de premier cycle en mathématiques en Iran, puis s’envole vers les États-Unis pour poursuivre ses études aux cycles supérieurs, à la prestigieuse Université Harvard. Ses talents en résolution de problèmes s’adaptent bien aux exigences de la recherche.

Les professeurs l’ayant côtoyée lors de ses études supérieures se souviennent d’elle comme d’une étudiante curieuse, dotée d’une persévérance sans bornes et d’une imagination audacieuse. Elle n’hésitait jamais à poser des questions, à prendre de front les problèmes les plus difficiles de sa discipline, à les retourner dans tous les sens, encore et encore. Elle travaillait comme une coureuse de fond : un pas à la fois, jamais trop vite, en endurance, même sur les chemins les plus tortueux. Maryam Mirzakhani affirmait que l’intérêt des mathématiques n’est pas de s’atteler aux questions faciles, mais bien de plonger dans les questions profondes et complexes, qui nécessitent des mois, voire des années de travail. Elle disait adorer ce sentiment d’être « perdue au milieu de la jungle », et de devoir se dépêtrer avec les outils dont elle disposait.

Des tables de billard et une médaille

En 2010, avec un collègue, la mathématicienne d’exception décide de s’attaquer à l’un des plus grands problèmes de sa discipline : le « problème du billard ». Ce classique traite de la gamme des comportements d’une boule de billard qui rebondirait à l’intérieur d’une table de billard imaginaire de forme polygonale. Les mathématiciens et les physiciens ont observé il y a plus d’un siècle que ce comportement est beaucoup plus difficile à comprendre et à anticiper qu’il n’y paraît.

Pour mieux étudier et comprendre la trajectoire de la boule, il est utile d’imaginer la déformation graduelle de la table, en la comprimant ou en l’étirant dans les diverses directions que prendrait la boule. La table initiale se transforme donc en une série de nouvelles tables, et il devient possible d’observer une plus grande portion de la boule, dans un temps donné.

Maryam Mirzakhani et son collègue ont contribué de façon inédite à ce problème en considérant simultanément toutes les tables imaginaires possibles, au lieu de considérer une seule table à la fois. Plus particulièrement, ils se sont attardés au fait que les tables se transforment de façon réglée, approfondissant ainsi la compréhension du « problème du billard ». C’est une contribution importante parce qu’elle propose une façon nouvelle d’aborder ce que les mathématiciens et les physiciens appellent les « systèmes dynamiques », c’est-à-dire des systèmes qui évoluent en fonction d’un certain nombre de règles.

Avec sa thèse doctorale sur la géométrie des surfaces hyperboliques, c’est cette contribution qui a valu à Maryam Mirzakhani la médaille Fields en 2014, une première pour une femme. Cette récompense est toujours attribuée non seulement au regard des accomplissements passés du lauréat, mais aussi en fonction du caractère prometteur de ses recherches.

Celle qui enseignait à l’Université Stanford, en Californie, figurait sans aucun doute parmi les mathématiciens les plus prometteurs de sa génération. Sa trajectoire s’est arrêtée beaucoup trop vite en juillet dernier, en raison d’un cancer, mais elle laisse derrière elle un legs scientifique considérable.

On se souviendra également d’elle comme d’une intellectuelle engagée. En 2014, elle cosignait, avec d’autres professeurs de la prestigieuse institution, une lettre exigeant que l’administration de l’université coupe tous ses liens avec l’industrie des hydrocarbures. Refusant de s’enfermer dans la tour de verre du monde universitaire, elle estimait que les scientifiques avaient la responsabilité de s’engager dans le monde.

Humble, déterminée, extraordinairement talentueuse : souhaitons que son souvenir inspire plus de jeunes filles à prendre leur place dans le monde des mathématiques.

* Selon un rapport de l’American Mathematical Society paru en 2016, www.ams.org/profession/data/annual-survey/survey-reports

** Selon une enquête menée par le Macalester College de Saint Paul au Minnesota, les femmes occupent moins de 9 % des postes dans les comités éditoriaux des revues scientifiques en mathématiques. L’étude a recensé 13 000 postes répartis dans 435 publications.

*** www.theatlantic.com/science/archive/2016/11/math-women/506417