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Le plafond de plastique

Corée du Sud : investir dans la beauté des filles pour leur assurer un avenir professionnel brillant.

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Les Sud-Coréennes n’hésitent pas à passer sous le bistouri pour augmenter leurs chances de trouver un emploi. Mais à quel prix?

Un visage en cœur et des yeux « débridés » : c’est le cadeau de fin d’études qu’offrira Yong-sook à sa fille de 18 ans si elle obtient de bons résultats au suneung, l’examen d’entrée à l’université.

Assise devant un latte dans un bistro situé non loin de l’hôtel de ville de Séoul, où elle travaille comme adjointe administrative, cette discrète quadragénaire à la coiffure et au maquillage impeccables explique qu’elle veut ainsi aider sa fille à se forger un brillant avenir professionnel. « Elle est complexée par son visage, surtout par sa mâchoire, qui lui donne un air fâché. Au début, j’étais contre l’idée de l’opération. Mais je me suis rendue à ses arguments, car c’est vrai que son apparence risque de lui nuire plus tard. »

Coût estimé des deux interventions : environ 8 000 $, une somme que Yong-sook et son mari – gestionnaire dans une entreprise de télécommunications – voient comme un investissement dans l’avenir de leur fille, à défaut de pouvoir l’envoyer étudier à l’étranger.

CV avec photo

Jeunes coréennes.
À la fin des années 1990, la chirurgie esthétique prend véritablement racine en Corée du Sud. Au tournant de 2000, le boum de la culture K-pop a accentué le phénomène, avec les réseaux sociaux qui propagent à satiété les photos ultra-léchées de vedettes abonnées au bistouri et aux allures de poupées parfaites.

Le culte de l’apparence est au cœur des valeurs de la société sud-coréenne, constate la sociologue Ruth Holliday, de l’Université de Leeds, en Grande-Bretagne. Et c’est encore plus vrai sur le marché du travail, où la compétition est féroce, selon cette spécialiste qui a cosigné une étude explorant les raisons de la popularité de la chirurgie esthétique en Corée du Sud  *. « Un look soigné est perçu comme un signe de respect et d’autodiscipline. Pour un employeur, c’est très important, surtout si l’employé interagit avec le public. »

« Dans une société aussi compétitrice, l’apparence devient un critère de sélection professionnelle et la chirurgie, un outil d’ascension sociale », renchérit Sharon Heijin Lee, professeure adjointe à l’Université de New York et auteure de Beauty Between Empires : Global Feminism, Plastic Surgery, and the Trouble with Self-Esteem. D’ailleurs, en Corée du Sud, une photo accompagne généralement le CV, dit-elle, pour les hommes comme pour les femmes. « À compétences égales, une belle apparence donne un avantage sur un autre candidat à l’emploi. D’où l’idée d’investir dans son physique, notamment au moyen de la chirurgie esthétique. »

Les nouveaux standards

La Corée du Sud est la championne mondiale de la chirurgie esthétique : en 2015, on y recensait près de 20 interventions pour 1000 personnes, alors que cette même proportion est de 13 aux États-Unis et de 10 pour 1000 au Brésil, selon les chiffres de la Société internationale de chirurgie esthétique et plastique (ISAPS). Cette donnée sud-coréenne – qui inclut aussi les actes mineurs comme les injections de Botox – serait toutefois plus élevée, car plusieurs interventions ne sont pas rapportées, nuance Ruth Holliday.

Si les hommes n’échappent pas à la vague, les femmes composent environ 70 % de la clientèle des plasticiens, poursuit la chercheuse. « Les Sud-Coréennes sont davantage jugées que les hommes par rapport à leur look. Ça ne date pas d’hier, mais les standards de beauté ont changé. Dans le passé, on privilégiait un visage rond, signe de fertilité, et des yeux étroits pour éviter que les femmes croisent le regard d’autrui. Aujourd’hui, c’est le contraire : grands yeux, nez droit, mâchoire étroite. »

Avec mascara, mais sans lunettes

Des parures : c’est grosso modo le rôle dévolu aux femmes sur le marché du travail sud-coréen, particulièrement dans les entreprises privées, selon Bae Jin-kyung, porte-parole de la Korea Women Workers Association (KWWA). « Plusieurs entreprises exigent que leurs employées soient maquillées, leur imposent un code vestimentaire ou leur interdisent de porter des lunettes! Elles doivent être belles en plus d’être compétentes. »

Officiellement, les lois du pays proscrivent la discrimination fondée sur l’âge ou le sexe. Dans la réalité, c’est une autre histoire, dit la militante. « Les offres d’emploi indiquent fréquemment une limite d’âge, surtout pour les femmes. Il est d’ailleurs très commun de voir des travailleuses d’âge mûr perdre leur travail pour des raisons floues. »

Un sondage mené en 2015 par le site de recherche d’emploi coréen Saramin semble lui donner raison : 64 % des 880 recruteurs interviewés affirmaient favoriser un candidat présentant une belle apparence. Parmi eux, 40 % jugeaient ce critère déterminant lors de l’embauche d’une femme… contre seulement 6 % dans le cas d’un homme.

Gangnam style

Publicité dans le métro.
Dans le métro, dans les taxis ou sur Internet, des publicités vantent les mérites des plasticiens de la beauty belt de Séoul, le quartier huppé de Gangnam.

Pas étonnant que les Sud-Coréens soient si nombreux à passer sous le bistouri : dans le métro, dans les taxis ou sur Internet, ils sont bombardés de publicités vantant les mérites des plasticiens de la capitale. La plupart sont établis dans la beauty belt de Séoul, le quartier huppé de Gangnam. On y dénombre 500 cliniques sur un territoire un peu plus grand que le centre-ville de Montréal, selon l’agence gouvernementale de tourisme médical Seoul TouchUp.

La clinique Wonjin, où s’affairent une trentaine de chirurgiens sur une dizaine d’étages, est l’une de celles qui offrent un large éventail d’interventions faciales. Son traitement dernier cri? Le rajeunissement facial –
facial contouring surgery –, une chirurgie qui remodèle les os saillants du visage pour fondre les traits dans une adorable frimousse. C’est la fameuse mâchoire en cœur dont rêve la fille de Yong-sook. « Comme elle adoucit les traits du visage, cette intervention permet de faire meilleure impression lors d’une rencontre, explique la porte-parole de la clinique. C’est l’une des plus populaires en ce moment avec les chirurgies pour les yeux et le nez. »

Augmenter leurs chances de décrocher un boulot ou trouver l’amour figurent parmi les principales raisons qu’évoquent les clients souhaitant changer de visage, poursuit la porte-parole. C’est vrai autant pour les femmes que pour les hommes, insiste-t-elle, bien que la clientèle féminine – des adolescentes aux sexagénaires – soit plus nombreuse.

Effet d’entraînement

Introduite au milieu des années 1950 par l’armée américaine – ses chirurgiens voulaient « soulager » les Coréens de leurs petits yeux, qui leur donnaient selon eux un air suspicieux –, c’est autour de 1997 que la chirurgie esthétique a véritablement pris racine en Corée du Sud, explique Sharon Heijin Lee. « À l’époque, le pays était frappé par la crise financière et le taux de chômage a grimpé jusqu’à 20 %. Les diplômes ne suffisaient plus : les gens qui cherchaient un emploi étaient prêts à tout pour se démarquer, ce qui a favorisé l’essor de la chirurgie esthétique. »

Au tournant des années 2000, le boum de la culture pop coréenne – ou K-pop – a accentué le phénomène, poursuit la chercheuse. D’autant que les réseaux sociaux propagent à satiété les photos ultra-léchées de vedettes abonnées au bistouri, qui arborent les mêmes allures de poupées parfaites. « La popularité de la K-pop accroît la visibilité de ce type de femmes coréennes, d’ailleurs de plus en plus jeunes. Elle renforce les standards de beauté féminine qui y sont associés. »

Rien à voir avec le fantasme d’une beauté à l’occidentale : les touristes (principalement asiatiques) qui affluent vers les cliniques de Séoul ne rêvent pas de ressembler à Beyoncé ou à Paris Hilton. « Le but, c’est d’avoir l’air d’une chanteuse ou d’une actrice de K-pop. »

Moderne mais encore traditionnelle

Plus que tout autre pays développé, la Corée du Sud a connu une croissance exceptionnellement rapide au cours des 50 dernières années, ajoute Ruth Holliday, un phénomène qui n’est pas étranger à la popularité de la chirurgie esthétique. « Le pays est passé d’une société traditionnelle à une société moderne en très peu de temps. Les Sud-Coréens sont fiers de la qualité de leurs chirurgiens; la reconnaissance mondiale de leur expertise est une preuve de la modernité de leur nation. Même s’ils sont conscients des critiques envers la chirurgie esthétique, ils ont tendance à en banaliser la portée : c’est perçu comme quelque chose de moderne, donc de cool. »

Or, l’égalité femmes-hommes n’a pas progressé au même rythme que la société, constate Bae Jin-kyung, de la KWWA. En 2014, des 35 pays membres de l’OCDE, c’est la Corée du Sud qui enregistrait les plus grands écarts salariaux entre les sexes, soit 37 % (par rapport à 19 % pour le Canada).

« Les femmes sont souvent perçues comme des employées temporaires : après le mariage, on s’attend à ce qu’elles restent à la maison pour élever les enfants. Les conditions de travail sont particulièrement difficiles pour elles, car elles doivent mettre les bouchées doubles en plus de voir aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants. Nous avons un long combat devant nous avant d’atteindre l’équité entre hommes et femmes sur le marché du travail. »

Tous ces investissements dans la beauté… pour finalement occuper un poste de troisième ordre ou rester à la maison? Pour sa part, Yong-sook est convaincue que sa fille aura un avenir professionnel brillant, du moins si elle réussit à être admise dans l’une des trois meilleures universités du pays, comme le souhaitent ardemment ses parents. La chirurgie ne pourra que lui donner un coup de pouce, selon sa mère. « On lui fait un cadeau pour la vie. »

* Gender, Globalization and Cosmetic Surgey in South Korea