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Au Québec, on rappe entre hommes

Y a pas que les gars qui rappent!

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Le rap québécois serait-il une affaire de gars? Koriass, les Dead Obies, Alaclair Ensemble, Brown : toutes ses têtes d’affiche sont masculines. Pourtant, des formations féminines existent. Tour d’horizon avec quelques-unes des principales intéressées.

Du concert d’ouverture des FrancoFolies de Montréal en 2016 – que la critique a comparé au mythique 1 x 5 – à L’Osstidtour * qui sillonne les routes de la province jusqu’au 17 février, les jeunes générations d’ici se passionnent pour le rap « keb » francophone (ou en « franglais », diraient certains), une scène au sein de laquelle les femmes cherchent encore à se faire entendre.

Si toutes les rappeuses interviewées s’entendent pour dire qu’elles sont moins nombreuses que leurs collègues masculins, elles estiment néanmoins que des gestes doivent être posés pour permettre à leur art de rayonner davantage.

Programmer des filles

Pour Roxanne Arsenault, à la tête du groupe Donzelle, il en va de la responsabilité des programmateurs de festivals d’inclure des artistes rap féminines. « Si tu présentes juste des all-star bands de gars et que personne autour de la table ne lève la main pour dire que ça ne va pas, ça donne ce que ça donne, dit-elle. Il y a encore de l’éducation à faire. On est en 2017, beaucoup de gens pensent que l’égalité est atteinte, or ce n’est pas le cas. »

Photographie de Bad Nylon Chloé.

« C’est certain qu’en tant que pionnières, on n’a pas seulement le devoir de faire des bons beats. C’est parfois un peu lourd à porter. »

Chloé Pilon-Vaillancourt, du groupe Bad Nylon

Un exemple absurde parmi d’autres : le festival hip-hop La Grosse Semaine, tenu pour la première fois l’été dernier à Montréal, a pris la peine de présenter une table ronde intitulée « Les femmes du hip-hop québécois », mais ces dernières étaient complètement absentes du volet performances de l’événement. Une semaine durant.

Chloé Pilon-Vaillancourt du groupe Bad Nylon, qui a d’ailleurs pris part à cette table ronde, s’agace que son travail porte l’étiquette de « rap féminin ». Malheureusement, tant que les rappeuses seront peu nombreuses, une certaine forme de ghettoïsation subsistera. « C’est certain qu’en tant que pionnières, on n’a pas seulement le devoir de faire des bons beats, affirme-t-elle. C’est parfois un peu lourd à porter. »

Pour Frannie Holder de la formation Random Recipe, le deux poids, deux mesures sexiste n’est jamais bien loin. « Les gars considèrent ce que les rappeuses font comme de la musique de filles. Ils sont davantage portés à dire d’une rappeuse qu’elle est séduisante plutôt qu’elle est excellente. »

Difficile d’entrer dans un club sélect

Plusieurs facteurs influent sur le manque de visibilité des formations féminines en rap québécois. D’abord, les maisons de disques semblent parfois réfractaires à leur égard. Par exemple, l’étiquette québécoise 7ième Ciel, spécialisée dans le rap, ne compte que des artistes masculins dans ses rangs, que l’on pense à Manu Militari, Alaclair Ensemble, Brown, Koriass ou jusqu’à récemment Samian.

Photographie de Frannie Holder.

« Les gars considèrent ce que les rappeuses font comme de la musique de filles. Ils sont davantage portés à dire d’une rappeuse qu’elle est séduisante plutôt qu’elle est excellente. »

Frannie Holder, de la formation Random Recipe

Les offres de collaborations se font également rares, indique Frannie Holder. « C’est possible que les gars n’aiment pas notre voix, notre flow, mais en même temps, j’ai envie de leur dire : “Engage-moi et je vais peut-être aller ailleurs que ce que je fais avec Random [Recipe].” Il y a un manque de prise de risques de la part des groupes. »

Elle ajoute que le fait que les beatmakers (terme qu’on pourrait maladroitement traduire par « compositeurs de rythmes ») sont généralement des hommes n’est probablement pas étranger à la perpétuation du boys club dans le rap québécois, car sans beats, pas de rap.

Harcèlement et inégalités

La rappeuse Giselle Numba One ose pour sa part aborder la question du harcèlement sexuel. « Les beatmakers vont te dire qu’ils ont un beat pour toi, mais finalement ils veulent juste te draguer, déplore-t-elle. Il faut pratiquement coucher pour en obtenir un. C’est rare qu’ils sont vraiment sérieux avec les rappeuses. C’est pourquoi j’ai toujours fait mes propres beats et que j’en ai créé pour d’autres filles. Les gars n’ont pas ce problème. »

Photographie de Giselle Numba One.

« Les beatmakers vont te dire qu’ils ont un beat pour toi, mais finalement ils veulent juste te draguer. Il faut pratiquement coucher pour en obtenir un. C’est rare qu’ils sont vraiment sérieux avec les rappeuses. »

Giselle Numba One, rappeuse

Elle estime également que la maternité constitue un frein important à la carrière des artistes féminines, bien davantage que la paternité, encore aujourd’hui. « C’est plus difficile de faire de la musique professionnellement parlant pour une femme qui a des enfants. Le gars, lui, peut faire ce qu’il veut, la mère va s’occuper des petits, indique Giselle Numba One. Financièrement aussi, c’est très complexe pour les mères, car les subventions ne tiennent pas compte des frais liés au transport ou à la garde des enfants. C’est vraiment triste pour celles qui veulent continuer, mais qui ne peuvent juste pas. »

Au passage, l’artiste évoque aussi les nombreux clivages qu’elle observe au sein du mouvement hip-hop local. « Certains [rappeurs] francophones blancs estiment qu’ils incarnent la scène rap au Québec, mais il y a plein de spectacles dont ils n’entendent jamais parler. Comme de fait, dans cette scène parallèle, il y a plein de rappeuses et, tiens donc, de rappeuses noires. »

Solidarité, audace et influence

Qu’à cela ne tienne, faute de visibilité, l’esprit de solidarité féminine qui anime les rappeuses rencontrées est notable. Frannie Holder n’hésite pas à dire qu’il s’agit pour elle d’un enjeu féministe. Ainsi, pour son prochain album, son groupe Random Recipe désire faire appel aux femmes « de la réalisation au graphisme, en passant par les lignes de basse ».

Photographie du groupe

« Si tu présentes juste des all-star bands de gars et que personne autour de la table ne lève la main pour dire que ça ne va pas, ça donne ce que ça donne. Il y a encore de l’éducation à faire. »

Roxanne Arsenault, du groupe Donzelle

Pour sa part, Roxanne Arsenault embauche beaucoup de danseuses pour accompagner Donzelle. Elle en profite pour faire la promotion de la diversité corporelle et de la liberté pour les femmes de se vêtir comme elles le souhaitent, que ce soit de manière sexy ou étrange. « On met beaucoup de temps et d’argent dans les costumes, on n’a pas peur de provoquer, de s’afficher », relate celle qui, par exemple, a enfilé sur scène avec ses troupes des t-shirts XXXL personnalisés sur lesquels était imprimée une peinture de la vulve de chacune.

Côté débouchés, il y a quand même de l’espoir pour les rappeuses québécoises. La formation Donzelle s’est produite trois fois aux FrancoFolies de Montréal dans les dernières années, même si ce n’était pas sur les scènes principales ou aux heures d’affluence. En septembre dernier, Bad Nylon a performé devant des milliers de personnes en plein cœur du Quartier latin de Montréal, à l’occasion du Festival OUMF. Quelques semaines plus tard, le groupe faisait la première partie de Brown au Festival Agrirock à Saint-Hyacinthe.

Chloé Pilon-Vaillancourt de Bad Nylon raconte que ses acolytes et elle ont été inspirées par le groupe Alaclair Ensemble alors qu’elles étudiaient au cégep. Peut-être feront-elles à leur tour de nombreuses émules féminines? Qui sait, toute une génération de rappeuses québécoises est possiblement en marche.

* Voir le texte de Philippe Papineau