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Humilier les femmes : un sport de compétition?

Quand mépriser les femmes cartonne en ligne

Date de publication :

Fuck Her Right in the Pussy, les girlfriend pranks : sur le Web se propagent des phénomènes viraux qui mettent en vedette des hommes humiliant publiquement des femmes. À l’aube de 2017, alors que les Américains viennent d’élire un président qualifié de misogyne, on est en droit de se demander si on n’assiste pas à l’essor d’une nouvelle discipline : humilier pour mieux régner. Réflexions sur une tendance lourde, même s’il n’y a rien de nouveau sous le soleil…

Le YouTubeur anglais et vedette du Web Brad Holmes est très populaire. Sa marque de commerce? Humilier sa copine Jenny. L’une de ses vidéos, Britain’s Stupidest Female, où cette dernière répond incorrectement à des questions sur des sujets d’actualité, a été vue plus de 500 000 fois. En mai dernier, il a mis du piment fort sur un tampon qu’elle a ensuite utilisé et a capté sa réaction sur caméra. Elle était furieuse. Il était hilare. Devenue virale, la vidéo a été dénoncée, mais aussi qualifiée de « top prank ever », soit le meilleur mauvais tour de tous les temps.

Une recherche rapide sur YouTube avec les mots-clés girlfriend prank offre près de neuf millions de résultats. Brad Holmes n’est pas seul. Plusieurs vidéos sont même réalisées par des filles (souvent sur la chaîne de leur copain, ce qui augmente sa notoriété), comme revanche d’un mauvais tour qu’elles ont subi. Ça va de la fausse demande en mariage à l’infidélité en passant par… la simulation de meurtre. Sans rire.

Il y a aussi le #FHRITP, un défi popularisé sur YouTube en 2014. En résumé, un homme doit saisir le micro d’une journaliste faisant une entrevue en direct pour y crier « Fuck Her Right in the Pussy! » (« Baise-la directement dans la chatte! »). On a entre autres entendu l’obscénité en octobre dernier lors d’une entrevue d’une journaliste de Radio-Canada avec des duchesses du Carnaval de Québec. En somme, un appel au viol devant public.

« L’humour, l’humour, c’est pas une raison pour se faire mal! »

Il y aura toujours des gens pour dire : pas de panique, c’est juste de l’humour! Sauf que ce n’est pas drôle. Ni le #FHRITP, ni les vidéos de Holmes, ni celles des jeunes femmes qui se vengent en battant leur conjoint ou en simulant une mort accidentelle ou criminelle. Si, par l’humour, on arrive à changer les mentalités et à faire évoluer les gens, l’inverse est, malheureusement, tout aussi vrai. Alors ces phénomènes viraux m’inquiètent. D’autant plus que les Américains ont élu un homme qui dit contrôler les femmes en les « saisissant par la chatte* ». Des propos que Donald Trump a qualifiés de « discussion de vestiaire* ». Plusieurs femmes, entre autres, ont accepté ses excuses, allant jusqu’à légitimer son discours : « C’est juste une blague entre hommes! »

Dans un sens, elles n’ont pas tort. On a depuis longtemps accepté que les hommes aient droit à leur espace sécuritaire à eux, où ils peuvent faire des allusions à des agressions sexuelles ou au viol, sans être dérangés. Pourtant, il n’y a rien de normal là-dedans. On banalise ces comportements, paroles et valeurs, on les normalise en continuant à traiter les hommes comme des êtres incapables de contrôler leurs pulsions sexuelles.

À ce sujet, écouter la récente entrevue de l’auteure Geneviève Pettersen à Deux hommes en or est éclairant. Selon elle, non seulement on éduque les filles en leur inculquant la peur d’être agressées (en contrôlant leurs vêtements, leurs agissements, etc.), mais on s’attend à ce que les hommes se comportent en agresseurs. Comme si c’était dans l’ordre naturel des choses. L’artiste Marc Séguin, également de passage à cette émission, a affirmé : « Quand un homme comme [Trump] dit qu’il peut parler aux femmes ou les posséder en les poignant par le sexe, ça banalise, ça normalise [le geste]. » Il faut faire attention aux idées et aux valeurs qu’on véhicule : elles ne sont pas inoffensives. Surtout si elles viennent d’un président américain…

Mais revenons à nos girlfriend pranks. Dans une vidéo visionnée plus de 13 millions de fois, une jeune femme se venge en simulant un cambriolage qui a mal tourné. Son copain la cherche dans l’appartement saccagé et la trouve inanimée et en sang sur le plancher. On le voit paniquer. Elle se met à rire et le console, alors qu’il pleure. Sous la vidéo, ce commentaire : « Comme c’est mignon! Il t’aime vraiment! » C’est troublant de voir, dans ce jeu extrême où l’on violente une femme, une preuve d’amour. Ces mises en scène, humoristiques et ludiques (les situations, fausses, sont « jouées »), perpétuent un message de violence envers les femmes en légitimant des gestes et des paroles inacceptables.

Et c’est ce qu’on nomme la culture du viol. Banaliser des appels à la violence, à l’agression sexuelle, au viol et au harcèlement faits aux femmes. Un exemple récent : devant un public hilare, le chroniqueur français Jean-Michel Maire a embrassé les seins d’une femme sans son consentement. Sans surprise ont fusé les « elle l’a bien cherché » (puisqu’elle était très peu habillée). Elle a dû se défendre et, sous la pression, a fini par excuser le chroniqueur.

Un examen de conscience prescrit à tous

Au lendemain des élections présidentielles américaines, bien des gens fulminaient (avec raison). Mais plusieurs mèmes** s’attaquaient… à la femme de Trump. Le corps nu de Melania Trump tapissait « les internets » avec la mention « Voici de quoi a l’air la première dame ». De l’éloquent slut shaming***. Et ce n’est, en aucun cas, justifié. Que Trump pratique lui-même l’humiliation publique avec brio, c’est une chose (grave), mais utiliser sa femme pour le dénigrer et ainsi la réduire à l’état d’objet sexué est inacceptable. Et une fois de plus, c’est une femme qui écope.

J’ajouterais que, selon mes observations, ces photos ont été en grande partie partagées par… des femmes. Ce n’est donc pas une question à reléguer dans la cour des hommes, mais bien dans celle de toute une société qui doit se poser de sérieuses questions en matière d’égalité des sexes. Au fond, on ne peut s’étonner de voir ce genre de concours d’humiliation publique : c’est symptomatique d’une longue histoire d’inégalités, de persécutions et de violences envers les femmes. Mais chaque fois qu’émerge une telle tendance, je suis sans mots. Et j’ai bien peur que ça ne s’arrête pas de sitôt avec, notamment, un président qui avalise – et même incarne – cette culture du viol, ou de petites vedettes du Web qui propagent une misogynie sans nom qu’elles atténuent sous prétexte qu’il s’agit d’humour.

Ça prendra beaucoup de travail d’éducation – sexuelle, entre autres – pour arriver à sortir de ce cercle vicieux et changer les mentalités. Alors relevons-nous les manches, mesdames ET messieurs, car il y a bien du boulot.

* Traductions libres des expressions utilisées par Donald Trump « Grab them by the pussy » et « locker room talk ».

** Le mot mème fait référence à une photo, une citation ou une vidéo répliquée et partagée en masse sur le Web.
Notez que je ne partage aucune de ces images ou vidéos directement : plus elles sont vues, plus elles font des dégâts. Si vous les cherchez par vous-mêmes, de grâce, ne lisez pas les commentaires qui les accompagnent : vous perdrez foi en l’humanité.

*** Pour une définition du « slut shaming »

Myriam Daguzan Bernier est autrice de Tout nu! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité (Éditions Cardinal, ), créatrice du blogue La tête dans le cul, collaboratrice à Moteur de recherche sur ICI Radio-Canada Première et journaliste indépendante. Elle est également formatrice et spécialiste Web et médias sociaux à l’INIS (Institut national de l’image et du son). Actuellement aux études à temps plein en sexologie à l’Université du Québec à Montréal, elle prévoit devenir, dans un avenir rapproché, une sexologue misant sur une approche humaine, féministe et inclusive.