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Ces Québécoises attirées par la radicalisation

Des filles et la radicalisation : une étude pour démythifier le « phénomène ».

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Elles seraient moins d’une dizaine (entre trois et sept) à avoir quitté le Québec pour s’envoler vers la Syrie depuis 2013. C’est sans compter celles qui y ont pensé, qui ont élaboré des plans, bousculés avant leur mise à exécution. Jeunes, en quête identitaire, membres de la classe moyenne, entretenant un rapport complexe avec les modèles féminins québécois : un récent rapport nous présente ces Québécoises dont l’engagement idéologique nous ébranle. Cette étude inédite leur donne la parole, à elles, les radicalisées.

La Gazette des femmes s’est entretenue avec les trois coauteurs de l’étude L’engagement des femmes dans la radicalisation violente * : Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), Olivier Lamalice, chercheur au Conseil du statut de la femme, et Meriem Rebbani-Gosselin, agente de recherche au CPRMV.

Gazette des femmes : Qui sont les jeunes Québécoises radicalisées? Est-ce possible d’en tracer un profil type?

Olivier Lamalice : Ce sont beaucoup des jeunes femmes issues de la classe moyenne, qui sont dans un parcours scolaire en voie de réussite. Ce ne sont pas des jeunes marginales, mais elles se sentent marginalisées dans la société, soit par leur appartenance religieuse, soit par leur appartenance à leur pays d’origine.

Photographie d'Olivier Lamalice.

« On s’éloigne de certains stéréotypes, de cette idée de jeunes femmes manipulées ou naïves. […] Elles se positionnent comme des actrices et non pas comme des victimes passives. »

Olivier Lamalice, chercheur au Conseil du statut de la femme

On s’éloigne de certains stéréotypes, de cette idée de jeunes femmes manipulées ou naïves. Elles ne se sont pas fait laver le cerveau, ne sont pas complètement désincarnées. Elles se positionnent comme des actrices et non pas comme des victimes passives.

Meriem Rebbani-Gosselin : Elles sont jeunes [NDLR : toutes les femmes concernées ont connu un début de radicalisation entre 17 et 19 ans], elles sont encore dans la quête identitaire qui est tout à fait normale à cet âge. C’est à ce moment-là qu’on essaie de nouvelles choses. On a envie d’aventure, de découvrir qui on est et aussi, manifestement, on manque d’inhibitions.

Ces jeunes femmes se sentent exclues de la féminité normative québécoise; elles ne se reconnaissent pas dans les modèles proposés dans les médias de masse.

Pourquoi ne s’y reconnaissent-elles pas?

Benjamin Ducol : Pour elles, le féminisme, c’est le discours sur la libération de la femme, mais du coup, elles le voient sous l’angle de la marchandisation du corps des femmes.

Certaines jeunes femmes nous ont dit qu’une forme d’anxiété pesait sur elles sur le fait d’être à la mode, d’être toujours la mieux habillée. À un moment de leur adolescence, elles trouvent ce modèle féminin superficiel et il entre en tension avec un autre modèle proposé, qui puise dans les valeurs islamiques.

Photographie de Benjamin Ducol.

« Dans le processus de radicalisation, il y a une surenchère. Moins ces jeunes femmes se sentent acceptées comme elles sont, plus elles vont en ajouter pour se mettre à la marge. »

Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Elles sont en porte-à-faux avec des modèles de féminité aux injonctions contradictoires. Et dans cette contradiction, elles doivent trouver une place.

O.L. : La propagande djihadiste visant spécifiquement les jeunes femmes occidentales s’insère directement dans cette faille-là, où on tente de construire une espèce de féminité occidentale à l’opposé de la féminité islamiste.

M. R.-G. : Le groupe armé État islamique (EI) a monopolisé les médias sociaux comme nul autre groupe djihadiste auparavant. Si on compare ses publicités et sa propagande avec celles d’Al-Qaïda, ça n’a rien à voir. C’est beaucoup plus beau, ça attire l’œil, des références à la culture occidentale nous accrochent tout de suite. C’est très visuel, il y a beaucoup d’images de fleurs, de paysages, de chats, de lions, de beaux djihadistes. Mais en même temps, il y a aussi des images d’enfants musulmans qui souffrent, de Syrie en ruine.

Plusieurs blogues sont tenus par des femmes, une communauté de sœurs en ligne se crée. Elles se bombardent d’amour et d’affection, se complimentent, prennent soin l’une de l’autre. Elles estiment qu’elles entretiennent une forme de sororité plus forte, plus pure comparée aux relations instrumentalisées de l’Occident.

Photographie de Meriem Rebbani-Gosselin.

« Ces jeunes femmes se sentent exclues de la féminité normative québécoise; elles ne se reconnaissent pas dans les modèles proposés dans les médias de masse. »

Meriem Rebbani-Gosselin, agente de recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Donc, les djihadistes créent une communauté de femmes basée sur un amour inconditionnel les unes pour les autres et après, ils leur montrent des photos d’enfants de leur communauté qui souffrent. Ils créent ce terreau vraiment fertile pour leur donner envie d’aider, de s’impliquer, même de faire des plans fous pour aller en Syrie.

Les jeunes femmes que vous avez rencontrées exprimaient-elles des craintes par rapport à ce qu’elles allaient vivre une fois là-bas, notamment en ce qui a trait à l’exploitation sexuelle?

O.L. : Leurs idées sont un malheureux mélange de réalisme et de pensée magique. « Oui, il y a des problèmes, des dangers, peut-être qu’il y a des risques d’agressions sexuelles ou de mariage forcé si je n’arrive pas là en couple », se disent les femmes. Mais en même temps il y a le côté pensée magique : « Je vais aller me constituer une vie normale, me marier, avoir des enfants, me créer une vie familiale, et la guerre, ce sera vraiment secondaire. »

Ces jeunes femmes sont vraiment de leur temps; elles ont été élevées ici avec un certain degré de liberté, dans un certain féminisme occidental. Ça peut sembler paradoxal compte tenu du discours extrêmement naturalisant des groupes djihadistes – ils font deux catégories : les hommes et les femmes, avec des rôles, des responsabilités et des droits différents pour chacune –, mais elles se disent : « Nous, on est libres de nos décisions, on sera libres de définir notre identité quand on arrivera là-bas. »

Une jeune femme qui a tenté de quitter le Québec pour la Syrie vous a expliqué que malgré les conditions de vie difficiles et les bombardements là-bas, elle pourra vivre pleinement sa religion. Qu’est-ce qui l’empêche de vivre pleinement sa religion au Québec?

B. D. : Par les discours publics, par différents propos dans l’espace médiatique, mais aussi par leur expérience quotidienne, ces jeunes femmes remarquent qu’on porte un regard particulier sur elles.

À partir du moment où elles se mettent à porter le voile, où leur insertion dans une forme de processus identitaire fait ressortir la religion au grand jour dans leurs vêtements, cette visibilité publique entre en confrontation avec la société. Elles le ressentent directement, dans les débats, les éditoriaux… Ce sont des jeunes femmes extrêmement bien informées. Elles le ressentent également lors d’épisodes d’islamophobie ordinaire, alors qu’elles sont insultées dans la rue, par exemple, parce qu’elles portent le voile.

Dans le processus de radicalisation, il y a une surenchère. Moins ces jeunes femmes se sentent acceptées comme elles sont, plus elles vont en ajouter pour se mettre en marge. C’est pourquoi, dans les pratiques vestimentaires d’un certain nombre d’entre elles, une forme d’escalade s’opère : quelques-unes passent du voile au jilbab ** pour aller, parfois, jusqu’au niqab ***.

  1. * Cette recherche a été produite dans le cadre du plan d’action gouvernemental 2015-2018 La radicalisation au Québec : agir, prévenir, détecter et vivre ensemble.
  2. ** Vêtement islamique féminin en forme de longue robe, souvent de couleur sobre et foncée, couvrant les cheveux et tout le corps hormis les pieds, les mains et le visage.
  3. *** Voile et vêtement islamiques noirs couvrant l’ensemble du corps et une partie du visage, portés par certaines musulmanes. Associé aux courants religieux conservateurs, dont le salafisme, le niqab et ses variantes se distinguent du hijab et du jilbab dans la mesure où ils masquent presque intégralement le visage.