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Du burkini à la solidarité

Réflexion sur un racisme ambiant

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Le débat public estival a été particulièrement pénible. Après le cycle infernal d’engueulades sur les pitbulls, la chaleur d’août nous a apporté une querelle tout aussi puérile au sujet du burkini, ce fameux maillot de bain islamique qui obsède et inquiète.

Cette controverse aux relents paranoïaques nous est venue de l’autre côté de l’Atlantique, alors que plusieurs communes françaises ont décidé cet été d’interdire le port du burkini sur les plages. C’est d’ailleurs tout ce qui a servi de prétexte à la discussion ici. Rien d’autre. A-t-on observé sur les plages du Québec une augmentation du port du maillot islamique? Non. Ou du moins, nous n’en avons aucune idée, puisqu’il nous a suffi de constater que les Français étaient englués dans ce fâcheux débat pour le transposer chez nous, sans même nous questionner sur sa pertinence dans le contexte québécois.

On sait pourtant ce qu’il en coûte socialement d’alimenter ce genre d’hystérie collective. Lorsqu’on cultive la peur et la haine auprès de la majorité, plaçant ainsi certaines minorités dans une posture « suspecte », les dérapages arrivent vite. Pour vous en convaincre, demandez à une femme portant le hijab de vous raconter son expérience de l’épisode de la Charte des valeurs, en 2014. Vous verrez que ce coût, pour plusieurs, n’est pas qu’une abstraction. Lorsqu’on se sert de vos croyances pour mener une campagne de peur et promouvoir des politiques de division, les conséquences peuvent être aussi brutales que des insultes et des crachats reçus quotidiennement dans la rue, dans le métro ou à l’épicerie…

Oppression ou émancipation?

Qu’à cela ne tienne, et en l’absence de toute assise factuelle, l’habillement des femmes musulmanes est devenu une nouvelle fois le point focal du débat public. Et encore, qualifier de « débat » la bisbille parfaitement stérile à laquelle nous avons assisté est sans doute trop généreux. Il faut dire qu’il est difficile de susciter un débat nuancé et intelligent lorsque la discussion repose sur une mésentente quant à la symbolique d’un vêtement. Symbole d’oppression ou d’émancipation que cet habit de bain? D’un côté, on disait ressentir un malaise profond à la vue du burkini. Un sentiment de menace, même. De l’autre, de l’indifférence. Ou alors on a affirmé que le burkini pouvait représenter en soi une forme d’émancipation, car après tout, les symboles ne sont investis d’aucun sens autre que celui que les individus choisissent. Bien sûr, il s’agit d’un raisonnement douteux.

Néanmoins, qu’un symbole nous dérange n’est pas une raison suffisante pour l’interdire, surtout pas au sein d’une société de droit démocratique et authentiquement laïque. Lorsqu’on prétend le contraire, et qu’on se borne à interdire, restreindre, exclure, gommer tout ce qui nous déplaît et tous les choix qu’on ne ferait pas pour soi-même, on sape les principes qui fondent l’ordre dont on se réclame.

Se définir par la négative

On a affirmé qu’il ne fallait pas attendre que les burkinis soient légion sur nos plages pour tenir un débat sur le sujet. En cette ère de résurgence du phénomène religieux, de crises migratoires et de diversification de nos sociétés, il faut réfléchir dès maintenant à la gestion du vivre ensemble et à l’administration des différences culturelles. Évidemment. Seulement voilà : lorsqu’on parle de « gestion de la diversité » ou d’« administration des différences », on exclut souvent d’emblée la possibilité de penser un projet vraiment rassembleur et démocratique qui ne soit pas fondé sur une peur montée en épingle et teintée de racisme. On confine plutôt la réflexion sur notre identité à des termes strictement négatifs : « voici ce que nous ne sommes pas », « voici qui nous ne sommes pas ».

Mais quelle place fait-on réellement à la réflexion sur ce que nous sommes? Quand prend-on la peine de réfléchir à ce dont la société québécoise d’aujourd’hui est faite, ce qui nous porte et nous rassemble, en reconnaissant à sa juste valeur la contribution de tous les citoyens, peu importe leur origine ethnique ou religieuse? Certainement pas lorsqu’on se déchire à n’en plus finir sur le burkini. Les prétentions totalisantes de ce débat sont déprimantes.

Les vrais enjeux escamotés

Dans toute cette histoire, le corps des musulmanes est devenu le terrain d’un affrontement idéologique. Au fond, on ne s’est pas beaucoup intéressé aux enjeux réels auxquels elles sont confrontées. La pauvreté, l’isolement, le chômage, la discrimination, les incidents haineux, les difficultés liées au parcours migratoire lorsque cela s’applique… Ceux qui ont déchiré leur chemise dans les médias en affirmant qu’il était honteux d’accepter que les musulmanes se « laissent opprimer » par le voile ou le burkini ne se sont pas beaucoup inquiétés de l’accès à l’emploi, à l’éducation, au logement ou à la participation démocratique de ces mêmes femmes. Pourtant, il faut admettre qu’il s’agit là de paramètres bien plus déterminants pour l’autonomie et la liberté des femmes – pas seulement des musulmanes, d’ailleurs.

Ironique aussi que ce débat soit survenu au moment où on réclame la mise sur pied d’une commission d’enquête sur le racisme systémique au Québec. Plusieurs observateurs ont nié farouchement qu’il existe ici une telle chose. Il existe sans doute des personnes racistes, a-t-on prétexté, mais certainement pas un racisme érigé en système qui nécessite qu’on s’y attarde. Ou alors on a dit qu’il s’agissait d’une façon de culpabiliser les Québécois. Évidemment, ça n’a rien à voir. Une telle commission nous permettrait de savoir ce qu’il en est réellement. Quant à ceux qui s’inquiètent soi-disant du sort des femmes en burkini, une telle commission leur permettrait sans doute d’avoir l’heure juste sur les défis auxquels font face les musulmanes…

Pour un féminisme inclusif

Or on se doute bien que ceux et celles qui s’indignent du burkini au nom du féminisme n’ont que faire des faits, ni d’ailleurs de l’émancipation des musulmanes. Après tout, ce n’est pas la première fois qu’on mobilise le féminisme pour mettre à l’écart certaines femmes. Plus encore, on accuse celles qui refusent d’exclure de trahir, de renoncer à un idéal d’égalité, par paresse ou par naïveté. Il n’en est rien.

Refuser d’exclure certaines femmes au nom du féminisme pose en fait une responsabilité deux fois plus grande. Refuser de gommer la différence, c’est accepter une double tâche : d’une part, celle de travailler entre femmes sur nos différences et nos différends; d’autre part, celle de continuer à mener ensemble les luttes pour les défis que nous partageons. Il ne s’agit pas non plus de renoncer à forger une communauté. Car comme l’écrit la militante et auteure américaine Audre Lorde : « Sans communauté, il n’existe pas de libération, mais seulement un armistice des plus fragiles et précaires; entre l’individu femme et son oppression. »

Fonder une communauté ne signifie pas ignorer les différences, ni affirmer que certaines femmes sont plus dignes que d’autres d’être admises dans la lutte pour l’égalité. « Il s’agit d’apprendre à faire cause commune avec toutes les personnes tenues hors du système, afin d’imaginer et de construire un monde dans lequel nous pourrons toutes nous épanouir. Il s’agit d’apprendre à accepter ces différences et à les muer en forces. »

Un féminisme qui exclut, choisit, filtre, disqualifie et humilie ne peut aspirer à un tel objectif. Il ne s’agit pas de renoncer à tout débat, ni au travail politique nécessaire pour concilier les différences. Il s’agit de reconnaître que sans un intense travail de dialogue, d’ouverture et de tolérance, il n’y a pas de solidarité possible. Et sans solidarité, il n’y a pas non plus de communauté possible qui puisse travailler à l’atteinte de l’égalité.