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Patricia Isasa : survivre à la dictature argentine

L’histoire du combat et de la victoire d’une battante dans un camp de concentration.

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À 16 ans, pendant qu’elle était torturée, violée et détenue dans un camp de concentration par la junte militaire argentine, Patricia Isasa a tout noté en détail. Grâce à cette démarche, plus de 30 ans plus tard, six de ses tortionnaires ont été condamnés à la prison, et son histoire a été transformée… en opéra.

« Au camp, je me suis fait deux promesses, raconte Patricia Isasa, qui était à Montréal en mai dernier à l’occasion de la première mondiale de l’opéra The Trials of Patricia Isasa. D’abord, je me suis juré que je demeurerais la même malgré ces événements, parce que j’ai vite compris que la torture peut nous changer profondément. Puis, je me suis dit que j’allais un jour raconter cette histoire. Alors je me suis mise à noter tous les détails : les noms des gens que j’entendais, les voix, les odeurs. »

Plus de 30 ans plus tard, c’est grâce à ces promesses – et à de nombreuses recherches – qu’elle a réussi à faire condamner six de ses tortionnaires à 20 ans de prison ou plus. Et non les moindres : l’un d’eux était juge fédéral dans la petite ville argentine de Santa Fe, où se trouvait le camp secret; un autre en était le maire; et un autre était un haut placé du gouvernement de la ville.

Quarante ans après ces événements traumatisants, l’histoire de son combat, et de sa victoire, arrive comme une note d’espoir dans le paysage de la lutte pour les droits de la personne et contre la torture.

Enlevée et détenue dans l’ignorance

À l’époque des faits, en 1976, Patricia Isasa avait 16 ans. Trois mois plus tôt, l’Argentine ployait sous le coup d’État militaire qui a renversé Isabel Perón. Patricia Isasa était en pyjama, à la maison, lorsque la police, la police secrète et la police militaire ont frappé à sa porte. Elle était alors une élève prometteuse, et une militante dans le gouvernement étudiant de son école secondaire.

« Quand j’ai vu tous ces camions et ces voitures avec des gens armés dedans, je me suis dit : “Mais qui viennent-ils chercher de si important?” Le pire, c’est que s’ils m’avaient envoyé une simple lettre pour me dire de me rendre au poste de police, j’y serais allée, raconte-t-elle aujourd’hui. Ils avaient arrêté 30 personnes de mon école ce jour-là. J’étais la dernière. »

Elle passe la première semaine de sa détention une cagoule sur la tête, pieds et mains menottés et attachés ensemble. La deuxième semaine, on la change d’endroit. C’est là que la torture formelle commence : des décharges électriques, et des tortionnaires qui éjaculent sur elle en riant. L’un d’eux, Eduardo Ramos, la viole et lui dit de lui envoyer toute personne qui essaie de la toucher. « Comme si j’étais sa propriété », se souvient-elle. Jusque-là, elle était vierge.

Photographie de Patricia Isasa.

« Ma cause a été plus longue parce que j’accusais un juge fédéral, et qu’il n’y avait pas un seul juge de Santa Fe qui voulait le juger. Je me suis démenée pour que le viol soit considéré à part de la torture. Pour moi, c’est autre chose. »

Patricia Isasa qui, à 16 ans, a été torturée, violée et détenue dans un camp de concentration par la junte militaire argentine

Pendant la torture, on lui pose des questions. On lui demande par exemple ce qu’elle faisait à l’école. « C’étaient des questions générales. Quelles informations pensez-vous qu’une jeune fille de 16 ans peut détenir? Encore une fois, ils auraient pu simplement me poser ces questions sans me torturer et j’y aurais répondu. »

Après ces deux semaines d’enfer, la jeune Patricia est transférée dans un troisième endroit où elle sera détenue durant deux ans et demi : une pièce d’environ six mètres sur six, où on gardait en captivité près de 35 personnes. Durant cette longue période, elle n’est victime ni de torture ni de viol, dit-elle. Mais de l’ensemble des détenus, elle est classée dans le groupe des plus tenaces, des moins collaboratifs. « Pourquoi ils m’ont gardée durant tout ce temps, je l’ignore. Peut-être que personne ne le sait. Peut-être qu’eux-mêmes ne le savaient pas. »

On estime que quelque 30 000 personnes ont « disparu » en Argentine durant la dictature militaire de 1976 à 1983. Plusieurs auraient été regroupées, anesthésiées, déshabillées, puis lancées en bas d’avions survolant l’océan. « Au début, on retrouvait des corps sur la côte de l’Uruguay. Mais après, ils ont changé de stratégie et sont allés lancer les corps plus loin dans l’océan. »

Puis, un beau jour, Patricia Isasa est libérée, sans savoir pourquoi. « Peut-être parce que j’étais très jeune? Ils m’ont dit : “Prends tes affaires”, mais je n’avais rien d’autre que les vêtements que je portais. J’étais très contente d’être libérée, mais je me demandais ce qui se passerait avec ceux qui restaient là. »

Tenace, la flamme de militante

La torture n’avait pas tué l’activiste en elle. Lorsque la démocratie revient en Argentine en 1983, elle entreprend des démarches devant la commission de vérité du pays. Alors qu’elle s’apprête à entamer des poursuites judiciaires, la loi du Punto final amnistie systématiquement les responsables des crimes contre l’humanité qui ont eu cours pendant la dictature.

Refusant de baisser les bras, Patricia Isasa se rend devant le juge Garzon, en Espagne, pour demander l’extradition de ses tortionnaires. Le détail de sa déposition, alimentée de ses notes et d’une recherche exhaustive, impressionne le juge. « J’ai fait une déposition durant cinq heures. Après, il m’a pris la main et m’a dit : “Madame, qu’est-ce que je peux faire pour vous?” » La demande d’extradition est déposée, mais l’Argentine refuse de s’y plier. Cependant, en vertu d’un traité unissant l’Argentine et l’Espagne, elle s’engage à tenir ses propres procès. C’est le début de quelque 300 causes qui finiront par mettre sous les verrous 700 criminels de guerre.

« Ma cause a été plus longue parce que j’accusais un juge fédéral, et qu’il n’y avait pas un seul juge de Santa Fe qui voulait le juger. » On finit cependant par trouver un juge de l’extérieur pour entendre sa cause. Six protagonistes écopent de peines de 19 à 23 ans de prison. Eduardo Ramos, qui a violé Patricia Isasa, en prend 23. « Je me suis démenée pour que le viol soit considéré à part de la torture. Pour moi, c’est autre chose », précise-t-elle.

On sait que l’Argentine a abrité 587 camps de concentration durant la dictature, dont trois très gros qui détenaient chacun autour de 15 000 personnes. Tous les jeudis depuis 1977, des femmes continuent de manifester sur la plaza de Mayo, à Buenos Aires, en mémoire de leurs disparus. On les appelle les mères de la place de Mai. « Plusieurs ne savent pas où sont les corps des disparus, ni quand ou comment ceux-ci sont morts », souligne Patricia Isasa, qui est maintenant architecte. On croit que quelque 400 enfants ont été enlevés aux mères détenues dans les camps de concentration pour être élevés par d’autres personnes.

Photographie de la scène de opéra.
Lorsque la compositrice, performeuse et activiste Kristin Norderval l’a approchée pour créer un opéra sur sa vie, Patricia Isasa a eu l’impression d’accéder à la deuxième étape de sa démarche.

Aujourd’hui, Patricia Isasa milite pour la fermeture de « l’école des Amériques », une institution basée en Géorgie, aux États-Unis, où on enseigne, dit-elle, les rudiments de la torture. « L’Argentine a envoyé 917 personnes étudier dans cette école, qui était alors au Panama, durant la dictature. »

Lorsque la compositrice, performeuse et activiste Kristin Norderval l’a approchée pour créer un opéra sur sa vie, Patricia Isasa a eu l’impression d’accéder à la deuxième étape de sa démarche. « Une fois que justice est rendue, il faut entretenir la mémoire. » C’est aussi une façon de transformer l’horreur en beauté. Lors de ses échanges avec Kristin Norderval, durant la composition de l’opéra et la rédaction du livret par Naomi Wallace, Patricia Isasa, qui est lesbienne, a insisté pour que l’œuvre mentionne l’amour qui peut parfois naître dans une pièce de détenues, même au milieu d’un camp de concentration. « L’amour au sens large, en termes de relations humaines. »

© Crédit photo : Mathieu Dupuis
Scène de l’opéra The Trials of Patricia Isasa