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Tennis féminin : un jeu de séduction?

Le sort des joueuses de tennis : quand l’image prend le pas sur les performances.

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Le tennis est le sport féminin le plus glamour, et probablement le plus populaire. L’apparence des joueuses captive les médias et les fans, en plus d’attirer les commanditaires. Mais cet engouement pour leur plastique relègue-t-il leur jeu au second plan? Plusieurs spécialistes du sport le croient.

L’incident médiatique est survenu l’an dernier, à l’Open d’Australie, l’une des plus importantes compétitions du circuit tennistique. Vêtue d’une jupette et d’un maillot rose bonbon, la Québécoise Eugenie Bouchard venait de battre sa rivale néerlandaise en deuxième ronde. Un présentateur sportif venu l’interviewer sur le court lui a alors adressé une requête inattendue :

« Pourriez-vous faire un petit tour sur vous-même et nous parler de votre tenue? »

  • « Un tour? a rétorqué Bouchard.
  • Un tour, une pirouette, voilà! »

Sous un tonnerre d’applaudissements et de cris, la jeune femme, visiblement embarrassée, s’est néanmoins exécutée.

Photographie de Valerie Tetreault.

« Les remarques sur le physique viennent de partout; que ce soit par rapport à la tenue, aux activités à l’extérieur des terrains, l’image fait partie de la game »

Valérie Tétreault, ancienne joueuse et commentatrice sportive à TVA

« Je pense que c’est une demande qui n’aurait pas été faite à un homme, affirme Marie-Ève Pelletier, ancienne joueuse de tennis québécoise. Et ça a diminué la performance qu’Eugenie venait de livrer. » Pareille attitude envers des sportives de haut niveau peut surprendre les néophytes. Pourtant, selon Valérie Tétreault, ancienne joueuse et commentatrice sportive à TVA, « les remarques sur le physique viennent de partout; que ce soit par rapport à la tenue, aux activités à l’extérieur des terrains, l’image fait partie de la game ».

De Suzanne Lenglen à Eugenie Bouchard

Commençons par un bref retour dans le temps. Dans les années 1920, la France craque pour Suzanne Lenglen. Couronnée six fois championne à Roland-Garros et à Wimbledon, la joueuse est trois fois médaillée olympique. Malheureusement, son image éclipse ses exploits. Dans le magazine français L’Obs, l’historien du sport Patrick Clastres relatait en mai 2015 que « malgré un jeu puissant et stratégique, la presse française et internationale, écrite seulement par des hommes, préfère mettre l’accent sur sa grâce, sur son physique et son esthétique ». Le couturier Jean Patou en fait son égérie; le photographe Jacques Henri Lartigue, sa muse. Véritable icône des années folles, Lenglen deviendra l’une des premières vedettes du tennis féminin.

Photographie de Dominique Bonnot.

« De tout temps, le tennis a incarné la féminité, le côté sexy, le glamour. Mais c’est à partir de Kournikova que cette dimension est devenue monnayable et que ça s’est traduit par des mots, des concepts publicitaires et de l’argent »

Dominique Bonnot, journaliste française et ancienne joueuse de tennis

Ce culte de l’apparence prend de l’ampleur à l’aube des années 2000. La popularité grandissante d’Internet propage le sourire d’Anna Kournikova aux quatre coins du monde. Ses résultats ne sont pourtant pas comparables à ceux de Lenglen. Pour Valérie Tétreault, il s’agit d’une première : la tenniswoman russe jouit d’une énorme popularité sans gagner de titres au Grand Chelem. La journaliste française et ancienne joueuse de tennis Dominique Bonnot croit aussi que l’arrivée de Kournikova marque un tournant. Jointe au téléphone, elle déclare : « De tout temps, le tennis a incarné la féminité, le côté sexy, le glamour. Mais c’est partir de Kournikova que cette dimension est devenue monnayable et que ça s’est traduit par des mots, des concepts publicitaires et de l’argent. »

La Women’s Tennis Association (WTA) est la plus grande association organisant des compétitions de tennis féminin. C’est avec Kournikova, soutient Bonnot, que l’organisme a commencé à développer son marketing autour de la plastique des athlètes. Rencontrée à son bureau de Tennis Canada, à Montréal, l’entraîneuse Séverine Tamborero affirme qu’encore aujourd’hui, la WTA « parle peu du niveau de jeu ou de l’intensité des femmes. Ce qu’on vend, c’est leur physique : on hypersexualise le sport ». Il suffit d’un clic sur le site Web de l’association pour le constater : interface rose et mauve, effets de lumière diaphanes, superposition de corps et de visages en transparence… Les joueuses baignent dans un univers féérique où les imperfections n’existent pas, grâce à la magie des logiciels de retouche!

Couvertures de magazines, publicités, défilés de prêt-à-porter, produits dérivés : celles qui incarnent les stéréotypes de beauté multiplient les occasions de profit. Avant d’échouer à un test de dopage en janvier 2016, Maria Sharapova était la superstar du tennis féminin. Pendant une dizaine d’années, elle a été l’athlète féminine la mieux payée au monde, ses revenus en commandites dépassant largement ses gains en tournoi. Prêtant son visage tantôt à Nike, tantôt à Pepsi, tantôt à Porsche, elle alignait les photos de mode, en plus de posséder diverses compagnies, dont les bonbons Sugarpova. En somme, la joueuse était devenue sa propre marque.

D’icône de beauté à « garçon manqué »

Dans le sillage de son idole d’enfance Sharapova, Eugenie Bouchard est très visible hors terrain. En revanche, cette attention n’est pas vraiment liée à ses performances, selon la commentatrice Valérie Tétreault. « Même dans une année difficile côté résultats, elle est omniprésente. Pourquoi? Parce qu’elle est belle. » Une telle popularité inflige parfois de cruels revers. Sur les réseaux sociaux, une légion d’admirateurs affectueusement baptisée la « Genie Army » commente ses matchs… et son apparence. En février dernier, coup de théâtre : l’athlète dévoile son nouveau look sur Instagram. La tête semi-rasée et le tatouage de Genie suscitent la hargne de nombreux fans déçus par son allure « trop masculine ».

Tout comme la beauté, la féminité compte parmi les attentes envers les tenniswoman. Amélie Mauresmo et Martina Navratilova, ouvertement homosexuelles – et donc considérées comme masculines selon la norme hétéro –, l’ont appris à leurs dépens. « Amélie Mauresmo est enceinte! Elle va enfin pouvoir être papa! » se sont exclamés deux comédiens d’une émission humoristique française, l’an dernier. Dans les années 1980, le jeu offensif et puissant de la Tchécoslovaque Navratilova fascinait. Par contre, on le qualifiait de masculin, « comme si on ne parvenait pas à penser le tennis des joueuses à part entière et comme autre chose qu’un sport de grâce et de légèreté », écrit l’historien du sport Patrick Clastres.

Professeure au Département d’éducation physique de l’Université Laval, Guylaine Demers s’intéresse à la place des femmes et à l’homophobie dans le sport. Selon elle, notre société veut des athlètes féminines qui ne bousculent pas les normes de genre. Et si le tennis féminin est aussi populaire, c’est qu’il présente les caractéristiques classiques de la féminité. Cependant, « lorsque des sportives sortent de ce moule, ce ne sont plus de vraies femmes : on les soupçonne donc d’être lesbiennes », précise-t-elle. Après avoir révélé son homosexualité en 1999, Mauresmo a subi beaucoup de pression de la part des autres joueuses, raconte Demers. Pour ne pas effrayer les commanditaires et entacher la réputation de la WTA, le tennis féminin ne devait pas être associé au lesbianisme.

Williams, la championne qui dérange

Photographie de Guylaine Demers.
Selon Guylaine Demers, professeure au Département d’éducation physique de l’Université Laval, les prouesses des joueuses ne sont pas appréciées à leur juste valeur. Dès qu’une athlète gagne beaucoup dans son sport sans correspondre aux standards de féminité, on la soupçonne d’être lesbienne.

Dotée d’un talent incomparable, Serena Williams est probablement la plus grande joueuse de tennis – et peut-être même la meilleure athlète – de tous les temps. Sa force physique s’avère un précieux atout. Néanmoins, sa puissance est suspecte; sa féminité, contestée. Le président de la fédération russe de tennis, Shamil Tarpischev, a d’ailleurs surnommé Serena et sa sœur Venus « les frères Williams ». Au Québec, le réalisateur Louis Morissette s’est mis de la partie à l’émission Tout le monde en parle. « Serena, c’est une ossature d’homme, c’est presque plus une femme […] Elle doit faire peur live », a-t-il affirmé. D’après Guylaine Demers, les prouesses des joueuses ne sont pas appréciées à leur juste valeur. « Dès qu’une athlète gagne beaucoup dans son sport sans correspondre aux standards de féminité, ça éveille les soupçons. »

Si Mauresmo et Navratilova étaient victimes d’homophobie, les remarques visant le corps de Williams se situent quelque part entre le sexisme et le racisme. Jason Whitlock, de la chaîne Fox Sports, a qualifié le postérieur de la championne de « citrouille suintante ». Pour couronner le tout, il prétend que la déesse du court est encline à prendre du poids… et paresseuse! L’animateur de radio américain Sid Rosenberg n’hésite pas, pour sa part, à comparer Serena et Venus à des animaux sauvages. À son avis, elles seraient davantage à leur place dans le National Geographic que dans Playboy. L’historien du sport Patrick Clastres constate qu’« on regarde d’abord les joueuses comme des femmes, voire comme des lesbiennes ou des Noires, avant de les considérer comme des sportives d’exception ».

Un tel manque d’intérêt pour le jeu de ces athlètes est certes déplorable. Pourtant, le tennis est le plus visible de tous les sports féminins. Au Québec, ces derniers obtiennent seulement 5 % de l’espace médiatique réservé aux sports. D’ailleurs, selon Guylaine Demers, « le tennis est une des rares disciplines où des femmes peuvent bien gagner leur vie. Mais il y a un prix à payer : leur look ». Et qu’il soit encensé ou condamné par le public et les médias, il prendra trop souvent le pas sur les performances. Au tennis féminin, l’image est une arme à double tranchant.