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Les possibles du féminisme : penser le renouvellement de l’action féministe

Réflexions sur « Les possibles du féminisme », de Diane Lamoureux

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En mars paraissait aux Éditions du remue-ménage un recueil de textes de Diane Lamoureux intitulé Les possibles du féminisme. Trente ans après la publication de son premier livre, Fragments et collages, la professeure en science politique à l’Université Laval rassemble des textes qui abordent tantôt les effets du néolibéralisme et des discours néoconservateurs sur les femmes du Québec, tantôt la neutralisation des revendications d’égalité par le mirage de « l’égalité déjà là ». Pour les femmes, souligne Lamoureux, les motifs de révolte demeurent nombreux. Et non seulement ils perdurent, mais ils se démultiplient. À l’heure où l’on démantèle l’État social et où l’on place de plus en plus les individus et les groupes en compétition les uns avec les autres, les solidarités se morcellent. Simultanément, on assiste à une montée alarmante des discours moralement conservateurs. Ainsi, les attaques proviennent de deux fronts. D’un côté, le filet social s’amincit, les femmes s’appauvrissent et voient leur autonomie menacée. De l’autre, les discours qui remettent en question le droit des femmes à disposer librement de leur corps gagnent du terrain. Les menaces de recul sont nombreuses, et réelles. À travers les textes rassemblés dans cet ouvrage, l’auteure tente de répondre à des questions fondamentales : Après des décennies de lutte vigoureuse, le mouvement féministe fait-il mine de s’enliser? Comment construire une action féministe collective à l’heure du morcellement des solidarités, mais aussi au moment où les voix se diversifient, à l’intérieur même du mouvement féministe? Si les femmes ne s’identifient plus à un « nous » homogène, cela signifie-t-il qu’il faille renoncer à constituer un mouvement collectif?

Agir politiquement, agir sans « nous »

Diane Lamoureux constate qu’aujourd’hui, l’idée même de « faire mouvement » pose problème pour les femmes, car l’identité « femme » se décloisonne. On réclame désormais qu’une diversité de points de vue accèdent à une plus grande visibilité politique. Les féministes, et plus généralement les femmes, ne peuvent plus prétendre s’exprimer d’une seule voix. Le féminisme se pense désormais davantage en termes d’enchevêtrement identitaire, et ainsi, le fait d’être une femme ne constitue plus une base suffisante pour le mouvement féministe, celui-ci étant traversé par des rapports sociaux qui ne sont pas seulement liés au genre. Cela signifie-t-il pour autant qu’il faille renoncer à toute action collective? Les critiques les plus virulentes de cette diversification des voix au sein du mouvement féministe déplorent généralement que ce décloisonnement, à terme, finira par neutraliser toute réelle résistance féministe. Or, Diane Lamoureux suggère qu’au contraire, il est possible de construire, par un travail politique constant, une action collective à la fois forte et diversifiée, pour autant que l’on accepte que l’objectif du mouvement féministe ne soit pas de faire parler les femmes d’une seule voix. Le féminisme doit plutôt chercher à « travailler politiquement les différences et les différends entre les femmes » pour opposer résistance aux forces qui bloquent l’accès à l’égalité, sans nier que les femmes ne sont pas toutes confrontées aux mêmes défis, du fait de leur situation particulière et de leurs identités diverses. Lorsque Diane Lamoureux parle d’agir sans « nous », elle n’entend donc pas qu’il faut renoncer à agir ensemble, mais que l’action collective ne doit pas être une entreprise d’homogénéisation. On voit ici la proximité avec l’auteure et philosophe Françoise Collin qui, déjà dans les années 1980, résumait ainsi la posture particulière dans laquelle se trouvent les femmes, alors qu’elles doivent sans cesse conjuguer leurs préoccupations avec des objectifs collectifs. Collin écrivait en effet que « [l’]oppression des femmes a ceci de particulier qu’elle atteint chaque femme de manière singulière, jusque dans son intimité, mais que c’est à travers chaque femme, par chaque femme, comptable devant elle seule, qu’elle doit être collectivement combattue ». Suivant cette idée, lorsque Diane Lamoureux nous parle d’agir sans « nous », elle en appelle non pas à laisser tomber l’action collective, mais à construire un « nous » politique qui admet qu’il n’est pas nécessaire de gommer les spécificités pour fonder l’action sur un terrain commun. Par ailleurs, si le sujet du féminisme n’est pas la femme, mais bien ce sujet fragmenté qui s’oppose aux forces patriarcales, au sexisme sous toutes ses formes, cela signifie du même coup que le féminisme ne concerne pas seulement les femmes, mais l’ensemble de la société. Pour autant, bien sûr, qu’on soit d’accord pour affirmer que l’égalité entre les sexes est souhaitable. En cela, Lamoureux offre non seulement des pistes pour renouveler la résistance féministe dans la diversité, mais elle permet en plus de poser la lutte des femmes comme l’affaire de tous.

« Opposer des femmes au féminisme »

Toutefois, on ne peut s’empêcher de relever qu’actuellement, la vigilance féministe au Québec perd de sa vigueur. Si certaines organisations, formelles ou non, se mobilisent activement autour de certains enjeux – l’austérité, la violence sexuelle, l’accès à l’avortement –, l’idée qu’il reste des luttes à mener pour l’égalité semble moins largement partagée. En dehors des milieux militants ou universitaires, il n’est pas rare que l’on entende à la télévision ou lise dans certains journaux que les femmes sont désormais les égales des hommes et que les féministes exagèrent, vont trop loin. Ou encore, si l’on ose admettre qu’un écart demeure entre les hommes et les femmes, il est de bon ton de poser les défis auxquels les femmes sont confrontées comme une affaire strictement individuelle. À ce titre, on rappellera les mots de la ministre de la Condition féminine, Lise Thériault, en mars dernier. Répudiant toute étiquette féministe, elle affirmait qu’il suffit désormais de dire aux femmes de foncer pour en finir avec les inégalités. Si l’on peut douter des fondements empiriques de ce genre d’affirmation – il semble en effet évident que pour bon nombre de femmes, la volonté ne suffit pas à surmonter les obstacles qui leur barrent la route –, ce phénomène de désaffiliation du féminisme en tant que mouvement politique rejoint des préoccupations formulées par Lamoureux. Si l’on admet la pluralité des voix des femmes, comment surmonter, dans une perspective de lutte pour l’égalité, le fait qu’il est toujours possible d’« opposer des femmes au féminisme »? Voilà une question qui peut laisser perplexe, mais à laquelle il faut s’atteler, dans un contexte où les désaveux féministes sont courants et néfastes pour la progression de l’égalité. Sans prétendre apporter une réponse toute faite, Lamoureux suggère à tout le moins ceci : cessons de penser l’atteinte de l’égalité entre les sexes en termes d’« enjeux féminins », et travaillons plutôt à faire en sorte que les préoccupations féministes traversent l’ensemble des enjeux sociaux. Voilà une posture qui non seulement promeut concrètement l’atteinte de l’égalité, mais qui pourrait également rallier celles et ceux qui répudient le féminisme parce qu’ils y voient – à tort, d’ailleurs – une chapelle idéologique dont les réflexions flottent en marge des autres enjeux sociaux.