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Les mamans équilibristes

L’égalité ? C’était le combat de nos mères, vous diront les jeunes mamans d’aujourd’hui.

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L’égalité ? C’était le combat de nos mères, vous diront les jeunes mamans d’aujourd’hui. Le leur, ce serait plutôt d’arriver à concilier boulot et bébés sans perdre la tête… et surtout sans avoir l’impression qu’elles doivent choisir entre les deux. Pas facile de trouver l’équilibre. Claudine était avocate-fiscaliste avant d’avoir ses jumelles. Désormais mère au foyer et étudiante à la maîtrise en administration des affaires (MBA) à temps partiel, elle a rendu les armes de la vie professionnelle devant l’impossibilité de concilier ses responsabilités de mère et sa carrière de façon satisfaisante. Le papa (aujourd’hui son ex-conjoint) et elle ont donc décidé qu’elle resterait à la maison afin d’élever leur progéniture. Avant de tomber enceinte, elle avait fait remarquer à son patron qu’elle trouvait que l’idée que des inégalités persistent entre les hommes et les femmes sur le marché du travail était dépassée. « Il m’a répondu : “Quand tu vas avoir des enfants, ça va changer”, se rappelle-t-elle. Je me suis dit : “Quel réactionnaire !” » Pourtant, cette réplique n’allait pas tarder à prendre tout son sens, quelques années plus tard, dans la vie de Claudine… « Je me suis aussi rapidement rendu compte que le travail de gestion familiale relève toujours des femmes dans beaucoup de couples », avance celle qui a eu un troisième enfant. Au-delà du partage des tâches ménagères, de l’organisation de l’agenda familial, de l’éducation des petits et d’une présence satisfaisante à leurs côtés, elle estime que l’inégalité transparaît aussi dans son identité sociale de mère « à temps plein ». « Je suis passée de professionnelle reconnue et accomplie à fille fine qui balade une poussette, ajoute Claudine, mi-blagueuse. Une chance que je fais mon MBA; au moins, je peux dire que je suis étudiante ! » Lorsque la Gazette a rencontré Catherine, 34 ans, celle-ci était encore bouleversée par les émotions qui l’avaient envahie au moment de reconduire sa plus jeune à la garderie, après un an à la maison avec elle. « Chloé, je ne t’abandonne pas ! » avait-elle envie de lui dire. « J’ai versé quelques larmes dans l’auto », admet la directrice de comptes d’une grande banque. Depuis la naissance de son premier enfant, il y a quatre ans, elle a changé son fusil d’épaule concernant le travail. « J’étais partie pour la gloire, affirme l’avocate de formation en riant. Je vise encore très haut, mais peut-être un peu moins qu’avant. » Elle aussi est retournée sur les bancs d’école pour compléter un MBA afin de décrocher un emploi plus conciliable avec sa nouvelle famille. Sa conception de l’égalité en a également pris un coup. Surtout au boulot. Des collègues masculins, du même âge qu’elle et qui occupent les mêmes fonctions, peuvent dans certains cas gravir les échelons plus rapidement, croit-elle. « Quand tu es en congé de maternité pendant un an, les autres gagnent de l’expérience et peuvent avoir plus de chances d’obtenir des promotions. »

Maman : un métier à temps plus que partiel

Toutes n’ont pas la veine de Catherine et Claudine, qui peuvent se permettre un retour en classe pour dénicher un boulot qui facilitera leur double vie. Plusieurs en viennent même à faire leur deuil d’une grande carrière, un choix déchirant. À cet égard, Annie Vézina, anthropologue et chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), se demande si les féministes n’ont pas, justement, occulté la maternité dans leur lutte pour l’égalité. « Les jeunes mères d’aujourd’hui expérimentent les limites du discours égalitaire qui vise à améliorer leur sort. Elles se rendent compte qu’être définies simplement en termes de ce qu’elles doivent encore gagner pour égaler le salaire des hommes ne les aide pas nécessairement à se sentir bien dans leur vie, au quotidien, avec les enfants. Que veulent les femmes, les mères, par et pour elles mêmes ? On ne se pose plus ce genre de questions », souligne Mme Vézina, 35 ans, mère de trois enfants. Elle pousse plus loin la réflexion : « Certes, les congés de maternité et parentaux ont été bonifiés. N’empêche que, du jour au lendemain, la mère qui retourne au travail après un an d’arrêt doit accepter de perdre le contrôle du quotidien de son enfant. Elle peut trouver que c’est cher payé de recommencer à travailler comme avant. » Marie-Pierre Duval, recherchiste pour la télévision et mère d’un garçon de 3 ans, abonde dans le même sens, affirmant que la tendance est à l’unanimité lorsqu’il est question de maternité, notamment en raison des mesures adoptées par le gouvernement, dont les critères d’admission sont restrictifs. « Nous sommes toutes différentes et avons des besoins qui ne se ressemblent pas nécessairement. » Selon elle, les mères n’abordent pas toutes leur nouvelle réalité de la même façon. Par exemple, certaines souhaitent rester à la maison 12 mois consécutifs, d’autres pas. « Je pensais vraiment avoir un ou plusieurs enfants et faire quand même ce que je voulais. La réalité m’a rattrapée », relate la jeune femme de 33 ans, qui considère ne pas avoir été préparée à la venue d’un enfant, malgré les blogues du type Maman pour la vie qui pullulent sur le Net et les livres sur la maternité qui se bousculent sur les tablettes des librairies. « On ne parle jamais de maternité aux jeunes filles ! souligne-t-elle. En 5e secondaire, il n’est question que de leurs études et de leur carrière. » Résultat ? De jeunes mères qui, comme elle, en ont plein les bras et gros sur le cœur, déchirées entre les valeurs égalitaires qu’on leur a inculquées et la réalité, beaucoup plus émotive, de la maternité. Certaines figurent d’ailleurs dans son premier documentaire, Bébé ou CV?, qui sera diffusé en décembre sur les ondes de Canal Vie. Ce malaise semble se traduire en un seul et même sentiment : la culpabilité. Un sentiment qui se manifeste de plusieurs façons, selon les mamans que la Gazette des femmes a rencontrées. D’une part, elles racontent ne pas se sentir de « bonnes mères » en laissant la responsabilité de leurs enfants à d’autres, mais à l’inverse, lorsqu’elles sont à la maison, les dossiers qui s’empilent sur leur bureau continuent à leur trotter dans la tête. « Finalement, on se sent toujours un peu coupable », affirme Catherine, résignée.

Pondérer égalité et maternité

Ce sentiment découle du partage encore inéquitable des tâches domestiques et du travail salarié entre les deux parents, selon Francine Descarries, professeure et coordonnatrice de la recherche à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM. « Quand l’enfant paraît, l’illusion de l’égalité disparaît. Les femmes se réassignent elles-mêmes dans le domestique et, conséquemment, ont du mal à concilier carrière et bébés. » Mme Descarries admet du même souffle que la conjoncture actuelle pour l’organisation du travail et de la famille n’est pas idéale. Elle cite notamment l’heure de fermeture des garderies et le congé de maternité qui n’est pas suffisamment flexible. Claudine évoque une tout autre raison de se sentir coupable. « Ma mère était avocate et elle réussissait à tout faire », affirme-t-elle, un brin d’envie dans la voix. Marie-Pierre Duval parle quant à elle de « dette envers les féministes » qui donne l’impression que l’on « se plaint le ventre plein ». Bref, plusieurs jeunes mères ont le sentiment de ne pas être à la hauteur de celles qui les ont précédées. Était-ce plus facile autrefois d’être mère et féministe ? Annie Vézina soutient qu’il est difficile de comparer, car la situation a changé. « Avant, les inégalités étaient flagrantes. Les femmes n’avaient pas de droits, elles n’étaient même pas des individus. Les premières luttes féministes avaient pour but de faire tomber ces inégalités », explique l’anthropologue. « Aujourd’hui, la maternité est souvent envisagée comme un état dont la femme doit se détacher pour se libérer, particulièrement en occupant un emploi à temps plein, ajoute-t-elle. Mais certaines mères se demandent si la liberté tant recherchée n’est pas aussi liée au sentiment de se trouver à la bonne place, au bon moment — et cette “bonne place” n’est pas nécessairement au travail, pendant que l’enfant est à la garderie. Alors que les débats actuels convergent vers l’importance de l’autonomie financière pour les femmes, il semble difficile de faire admettre cet autre point de vue. » Elle soutient que le problème est plutôt notre vision étriquée de l’égalité, car il arrive aussi que le père et la mère ne fassent pas la même chose et se sentent égaux, ou l’inverse. « L’égalité, c’est aussi savoir respecter l’autre dans sa différence », résume-t-elle. Mme Descarries estime qu’il faut faire attention à ce que ce débat ne glisse pas vers la survalorisation de la maternité aux dépens de la paternité. « Loin de moi l’idée de nier la beauté de la maternité ! Mais je suis incapable de dissocier ce discours essentialiste d’un courant traditionaliste lié au gouvernement conservateur », lance la professeure. « Ce qu’il faut, c’est trouver son équilibre », affirme Annie Vézina, qui croit que la question qui oppose souvent féminisme et maternité ne sera jamais complètement résolue. Mme Descarries réitère que c’est plutôt la question de la conciliation travail-famille qui pose encore problème chez les féministes, compte tenu des inégalités qui persistent dans les foyers québécois. « On doit apprendre à vivre avec le sentiment d’ambivalence qui, finalement, oppose la tête et le cœur », conclut Mme Vézina. « Oui, mais sans revenir en arrière, alors que les femmes étaient définies seulement en tant que mères et conjointes », ajoute Francine Descarries. La quête se poursuit…