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Affaire Ghomeshi : quels bilans?

Qu’est-ce qui cloche avec les procès pour agressions sexuelles?

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En octobre 2014, CBC annonce qu’elle met fin à sa collaboration avec l’animateur vedette Jian Ghomeshi. La même semaine, celui-ci publie un message énigmatique sur sa page Facebook, où il affirme être adepte de BDSM, de sexe à la dure, mais toujours consensuel, suggérant par là qu’il ne faut pas croire celles qui, peut-être, pourraient dire le contraire. Peu après, on apprend que huit femmes accusent Ghomeshi d’agression sexuelle. Des témoignages troublants paraissent dans les journaux. D’anciennes amantes révèlent avoir été frappées, étranglées et traitées de façon humiliante par Ghomeshi lors de rencontres intimes, le tout sans leur consentement. Sur les réseaux sociaux, le mouvement #AgressionNonDénoncée (#BeenRapedNeverReported) s’amorce, lancé par les journalistes Sue Montgomery et Antonia Zerbisias. S’engage un dialogue inédit sur la culture du silence entourant les agressions sexuelles. Des parlementaires, des journalistes, des artistes, des internautes anonymes : des voix s’élèvent partout pour parler d’agressions jusqu’ici tenues secrètes, par crainte, par honte. Cela suscite une vague d’empathie et de solidarité sans précédent pour les victimes d’agression. On constate avec stupeur que, sous un fin vernis de civilité, et derrière les mirages de « l’égalité déjà là », la violence sexuelle demeure un fléau troublant d’actualité, dont aucune femme n’est à l’abri. Un mois après la déferlante #AgressionNonDénoncée, des chefs d’accusation sont déposés contre Jian Ghomeshi : quatre pour agressions sexuelles, un pour avoir vaincu la résistance par étouffement.

Révélateur de failles

Le procès s’est tenu au début de février 2016, à Toronto. Il a suscité son lot de surprises amères et de commentaires déprimants. Ce jeudi 24 mars, les parties sont convoquées à nouveau devant le tribunal. Nous connaîtrons vraisemblablement le verdict. Pour tout dire, les pronostics sont favorables à Ghomeshi. Durant le procès, les témoignages des plaignantes ont été taillés en pièces par les contre-interrogatoires de Marie Henein, l’avocate de la défense. Mais au-delà de la décision rendue par la cour, que doit-on retenir de cette saga? Les procès fortement médiatisés, quels qu’ils soient, incitent à réfléchir sur notre système judiciaire. L’affaire Ghomeshi nous a rappelé que ce système comporte encore des failles lorsqu’on en vient aux affaires d’agression sexuelle. Il y a cependant plus qu’un commentaire à formuler sur le traitement judiciaire de l’affaire Ghomeshi. Durant le procès, on a vu reproduits, dans le débat public, des réflexes que l’on croyait avoir éradiqués avec #AgressionNonDénoncée. Lorsque les plaignantes passaient au tordeur, il a été bien difficile de faire la part des choses. Nous avons assisté à un festival de confusion et de contradictions, où l’on a reproché à l’une comme à l’autre partie une chose et son contraire. On a d’abord déploré que Me Henein ait axé sa défense sur la remise en question de la crédibilité des témoignages des plaignantes. Comme s’il s’agissait d’un choix vicieux ou malhonnête, fait parmi un « vaste éventail » de stratégies disponibles! Or, dans pareilles affaires, les outils dont bénéficie la défense pour susciter un doute raisonnable dans l’esprit du juge sont limités. Les procès pour agression sexuelle reposent souvent sur une preuve qui tient aux seuls témoignages de la ou des victimes, et à celui de l’accusé. Que peut faire la défense, à part attaquer la crédibilité des témoignages qui incriminent l’accusé? En soumettant les plaignantes à un contre-interrogatoire serré, Me Henein n’a fait que son travail, à l’intérieur des balises fixées par la loi… Et elle l’a fait avec une efficacité à la hauteur de sa réputation et de ses honoraires. Est-ce que cela signifie qu’il est souhaitable, ou même seulement acceptable que les procès soient aussi éprouvants pour les victimes d’agression sexuelle? Sûrement pas. Des réformes permettraient sans doute de rendre le processus judiciaire plus humain pour les femmes qui dénoncent une agression. Doit-on modifier le fardeau ou les règles de preuve – comprenant bien qu’il s’agit de deux choses différentes? Certains suggèrent qu’on abaisse le fardeau de la preuve pour les agressions sexuelles, vu la difficulté de prouver la culpabilité « hors de tout doute raisonnable ». D’autres opposent qu’il serait préférable de resserrer les règles qui indiquent à la défense ce qu’il est permis de faire pour contredire les accusations. D’autres encore proposent de restreindre la publicité des procès pour agression. Bref, les idées de réforme abondent, et il vaut sans doute mieux laisser le soin aux juristes et au législateur d’explorer ces avenues. D’aucuns ont aussi souligné qu’il était surprenant, voire choquant que la défense ait pu présenter certains éléments de preuve sans que la couronne en ait pris connaissance. On pense bien sûr aux courriels envoyés par Lucy DeCoutere à Ghomeshi, ainsi qu’à ceux échangés par les plaignantes avant le procès, que Me Henein semble avoir « sortis de sa manche » en cour, prenant tout le monde par surprise. Comment se fait-il que les plaignantes n’aient pas été préparées à répondre à cela? Y a-t-il eu du laxisme durant l’enquête policière? Incompétence de la part de la couronne? Peut-être. Mais encore : gare aux blâmes trop rapides à l’égard des procureurs. Il faut savoir que le rôle de la couronne n’est pas analogue à celui de l’avocat de la défense. La couronne ne « défend » pas les plaignantes à proprement parler. Elle défend d’abord l’application de la règle de droit et, ce faisant, doit veiller à ne pas porter préjudice à l’accusé. Sa posture est donc fondamentalement différente. Après, on peut bien sûr se demander si la grogne populaire suscitée par les accusations publiques, amplifiée par #AgressionNonDénoncée, a pu faire en sorte que les coins aient été coupés ronds durant l’enquête, afin que des accusations officielles soient déposées plus rapidement contre Ghomeshi. Si c’est le cas, ce sont aujourd’hui les présumées victimes qui en paient le prix…

Blâme mal dirigé

Par ailleurs, est-ce que les victimes d’agressions sexuelles bénéficient du soutien adéquat lorsqu’elles traversent les procédures judiciaires? Non. Beaucoup de femmes qui dénoncent des agressions n’ont pas accès à des conseils juridiques substantiels, ni à l’aide psychologique dont elles auraient besoin, faute de moyens. Il s’agit d’une facette bien réelle des problèmes d’accès à la justice dont on parle souvent. Toutefois, ce n’est pas Me Henein, ni même Jian Ghomeshi qu’il faut blâmer pour les accrocs d’un système qui, trop souvent, épargne les agresseurs et broie les victimes. En brandissant la « vilaine » Me Henein comme épouvantail en escarpins, nous sommes passés complètement à côté des vrais problèmes entourant le traitement non seulement judiciaire, mais populaire des affaires d’agression sexuelle. À preuve, même s’il était de bon ton de ronchonner devant la déconfiture, en cour, des femmes accusant Ghomeshi, cela n’a pas empêché les médias et les gérants d’estrade de s’emparer des erreurs commises par les plaignantes pour en faire le point focal de toutes les discussions. L’échec, il est là. C’est le député néodémocrate Charlie Angus qui a le mieux résumé l’absurdité de la situation sur sa page Facebook. Il soulignait qu’on retiendra du procès Ghomeshi qu’une femme qui accuse un homme de l’avoir agressée n’est pas crédible si elle ne se rappelle pas la marque de sa voiture, et que les accusés n’ont même pas à se donner la peine de témoigner. Jian Ghomeshi, remarquait-il, « a sévi comme prédateur au sein d’une organisation qui aurait dû être l’une des plus sécuritaires au pays, aucun de ses proches ne prétend même qu’il soit innocent et curieusement, cela ne semble pas poser problème. Mais les femmes, elles, posent problème » (traduction libre) *. Comment se fait-il, en effet, que nous ayons utilisé les aléas du procès comme prétexte pour se désolidariser des femmes qui ont osé dénoncer? N’avons-nous rien retenu du mouvement #AgressionNonDénoncée? Durant ce procès, tous les réflexes que nous avons dénoncés avec ardeur à l’automne 2014 ont resurgi. Nous avons scruté à la loupe le comportement des victimes, oubliant presque ce qui était reproché à celui qu’on accusait. Nous avons oublié que les zones de gris qui peuvent troubler notre perception de ce qui constitue une agression sexuelle n’en atténuent pas la véracité. En somme, l’affaire Ghomeshi, et ce peu importe le verdict, aura été une occasion ratée de modifier en profondeur notre réaction collective à la violence sexuelle, autant sur le plan judiciaire qu’informel.

*Pour voir la publication originale sur la page Facebook.