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Mères au front

Avoir un enfant différent, c’est aussi avoir un quotidien singulier et des besoins distincts.

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Elles manient des lève-personnes, calment des crises dévastatrices, dorment peu. Elles refont encore et encore les exercices de stimulation. Et lorsqu’enfin, elles ont accès à une aide nécessaire, elles se cognent le nez aux listes d’attente. Les mères d’enfants handicapés mènent de front deux batailles : celle des soins à donner chaque jour et celle pour obtenir des services. Et s’il y avait une part de sexisme dans la réponse que l’État et la société civile offrent à leurs besoins?

Marilyne Picard, Pascale Durocher, Marie-Josée Aubin. Ces femmes ne se connaissent pas, mais sont toutes des battantes qui portent leur cause devant les élus du Québec. Elles ont quitté leur emploi pour se consacrer à leur enfant différent. Stress et ennuis financiers font partie du quotidien de chacune.

Photographie de Sylvie Tétreault.
Selon Sylvie Tétreault, professeure en ergothérapie à la Haute École de travail social et de la santé en Suisse, lorsque le problème n’est pas détectable à la naissance, c’est la mère qui doit faire la chasse au diagnostic, et ce, qu’importe le type de handicap.

L’histoire racontée est souvent la même. Lorsque l’enfant handicapé arrive, le modèle familial traditionnel s’installe. Devant l’ampleur de la tâche, la mère abandonne ses rêves de carrière et le père, dont le revenu est plus élevé, fait des heures supplémentaires. En 2006, 4 familles québécoises sur 10 vivant avec un enfant ayant des incapacités avaient un parent qui a diminué ou quitté le travail, le plus souvent la mère, selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ).

À bout de souffle

En Australie, la mère est la principale donneuse de soins à l’enfant handicapé dans 97 % des cas, qu’elle travaille ou non à l’extérieur. Et au Québec? La donnée n’est pas disponible à l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) *. Mais on sait que ces mères sont stressées. Les mères d’enfants handicapés présentent plus de signes dépressifs et consomment plus de médicaments que les autres mères, selon Sylvie Tétreault, professeure en ergothérapie à la Haute École de travail social et de la santé en Suisse. De Québec à Lausanne, elle étudie les familles d’enfants handicapés depuis plus de 25 ans.

Photographie de Catherine Des Rivières-Pigeon.
Catherine Des Rivières-Pigeon, sociologue et professeure à l’UQAM, explique que l’expertise des mères d’enfants autistes n’est pas assez reconnue et que celles-ci sont confrontées à plusieurs problèmes, notamment financiers, d’isolement, de conciliation emploi-famille et de lourdeur des soins.

Les problèmes de santé sont particulièrement criants pour celles qui ont de jeunes enfants autistes au Québec : 40 % sont en situation de détresse, affirme la sociologue Catherine Des Rivières-Pigeon, professeure à l’UQAM. Ce taux est quatre fois plus élevé que celui des mères d’enfants de moins de 5 ans en général. Quinze pour cent des pères d’enfants autistes sont dans la même situation. « Cette détresse s’explique par leurs conditions de vie : problèmes financiers, isolement, problèmes de conciliation emploi-famille, lourdeur des soins… Elles vont mal parce qu’elles s’épuisent à aider leur enfant et à chercher de l’aide », explique la chercheuse qui a réalisé une série d’études sur ces familles.

La mère-intervenante

« Je me suis tellement fait dire souvent que je m’inquiétais pour rien. Lorsque j’ai reconnu les signes d’autisme chez mon garçon, on ne m’a pas crue. Ç’a pris deux ans juste pour recevoir le diagnostic. Lorsqu’enfin il a été pris en charge par le personnel de l’Hôpital Sainte-Justine, on m’a dit que j’avais bien fait de persévérer », se rappelle Marie-Josée Aubin. L’expertise des mères d’enfants autistes n’est pas assez reconnue, confirme Catherine Des Rivières-Pigeon. « Elles développent pourtant une connaissance fine des besoins de leur enfant et des stratégies d’intervention qui l’aident réellement. » Lorsque le problème n’est pas détectable à la naissance, c’est la mère qui doit faire la chasse au diagnostic, et ce, qu’importe le type de handicap, constate Sylvie Tétreault. Et ce n’est pas gagné. En 2006, 72 % des parents québécois qui ont obtenu un diagnostic pour leur enfant ayant une incapacité disaient avoir rencontré des difficultés lors des démarches pour l’obtenir, selon l’ISQ.

Le combat pour obtenir des services incombe à la mère, presque toujours. Pascale Durocher, Marie-Josée Aubin et Marilyne Picard ne comptent plus les heures passées à chercher de l’aide, à faire des pieds et des mains pour avoir un rendez-vous, à remplir des formulaires. À se faire dire non. À plaider leur cause et à se battre, toujours. « À la longue, c’est dur d’encaisser tous les revers qu’on subit », confie Pascale Durocher.

« Sur le site de l’OPHQ, on voit qu’il y a plein de services pour nous. Mais dans les faits, ils sont souvent indisponibles dans ma région, à Vaudreuil-Soulanges, parce qu’il n’y a plus de fonds », affirme Marilyne Picard. Sa fille Dylane a une rare maladie génétique qui l’empêche de parler, de manger, de marcher. La jeune mère a cofondé l’an dernier le collectif Parents jusqu’au bout! et entamé une série de démarches politiques pour que les familles comme la sienne obtiennent l’aide nécessaire. « Tout à coup, mon CLSC a trouvé des nouveaux fonds pour qu’on ait droit à du répit à domicile. Est-ce qu’il faut aller à l’Assemblée nationale et faire la tournée des médias pour obtenir les services auxquels on a droit? »

Photographie de Marie Rhéaume.
Marie Rhéaume, directrice du Réseau Québec famille et ex-présidente de l’ancien Conseil de la famille et de l’enfance, plaide pour que le parent ait accès à un ou une intervenante qui l’accompagne à long terme dans le système et pour que le travail des mères d’enfants handicapés soit reconnu et valorisé.

Au Québec, on compte plus de 350 mesures d’aide pour les familles et les personnes handicapées, disponibles ou non selon les priorités du centre intégré universitaire de santé et de services sociaux local. Les ressources sont plus nombreuses qu’avant, note Sylvie Tétreault, mais les parents naviguent à vue dans cette jungle. « C’est le parent le plus futé qui aura droit au service. »

Trop peu de familles ont rencontré un intervenant dans le réseau de la santé qui les a aidées à naviguer dans le système public, dénonçait en 2007 le Conseil de la famille et de l’enfance, aboli par Québec en 2011. Les revendications des parents n’ont pas beaucoup bougé depuis, constate sa dernière présidente Marie Rhéaume, aujourd’hui directrice du Réseau Québec famille. Elle et Sylvie Tétreault plaident pour que les parents aient accès à un intervenant qui les accompagne à long terme dans le système. C’était également l’une des recommandations du Protecteur du citoyen en mars 2015.

Aide déficiente

Les déficiences sont plus lourdes qu’il y a 40 ans, entre autres parce qu’on sauve plus d’enfants qu’avant grâce aux avancées médicales. Par contre, les services n’ont pas suivi, affirme Richard Lavigne, directeur de la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec. « Les normes des programmes ne sont pas adaptées à la nouvelle réalité. Par exemple, il est difficile pour une mère d’enfant autiste de recevoir une allocation pour enfant handicapé. Il faut un diagnostic précis, et il est difficile de faire reconnaître l’autisme comme une limitation fonctionnelle. » Il montre également du doigt les failles immenses dans les services de répit, dont les ressources sont saupoudrées un peu partout au lieu d’être données selon les besoins des familles.

Afin de recevoir rapidement des soins de réadaptation, les enfants ayant une atteinte moins sévère iront vers des services spécialisés privés, affirme Sylvie Tétreault. Particulièrement les enfants d’âge scolaire ayant un trouble du langage, à qui les commissions scolaires du Québec ont le mandat d’offrir l’aide spécialisée nécessaire. La professeure Phaedra Royle, de l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal, a pris la parole publiquement l’automne dernier pour dénoncer le sous-financement des services d’orthophonie dans nos écoles. « Le retard scolaire des enfants ayant un trouble dit léger peut se cumuler et affecter d’autres sphères, affirme-t-elle. Des études disent que le quart des enfants ayant un trouble du langage ont des difficultés sociales. Plus vieux, certains ont de la difficulté à garder un emploi. »

Photographie de Phaedra Royle.
Phaedra Royle est professeure de l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal. Elle dénonce le sous-financement des services d’orthophonie dans les écoles et constate que les troubles dits légers peuvent se cumuler et affecter d’autres sphères, en donnant lieu par exemple à des difficultés sociales.

À cause de ce trou dans les services, Pascale Durocher n’est jamais retournée travailler après la naissance de son fils, aujourd’hui âgé de 10 ans. Elle se consacre à sa réadaptation. Selon l’ISQ, entre 2001 et 2006, la part des enfants d’âge scolaire ayant une incapacité et dont le besoin n’est pas comblé à l’école est passée de 14 à 22 %.

Quêter pour élever

La petite Dylane est la dernière d’une fratrie recomposée de cinq enfants. « Ce n’est pas possible pour moi de retourner travailler. Je ne cotise plus à mon régime de rentes, je ne suis plus vue comme une membre active de la société. On ne peut pas obtenir un prêt à la banque, et Dieu sait qu’on a des besoins », soupire Marilyne Picard. Entre les médicaments, l’ambulance, les hospitalisations, la voiture à adapter, le couple vit un stress financier qui le gruge chaque jour. « Il a fallu installer un ascenseur dans la maison, qui a coûté 48 000 $. Le gouvernement a payé 23 000 $. Comment fait-on pour trouver 25 000 $ quand on est déjà surendetté? »

Pour les parents ayant un enfant au handicap lourd, des collectes de fonds sont nécessaires pour l’élever, remarque Richard Lavigne. « Le gouvernement rationalise les services et économise sur le dos des mères. On leur dit : “Si vous aimez votre enfant, vous allez vous en occuper.” Les mères d’enfants handicapés sont plus pauvres et elles ont plus de besoins. C’est pas normal! »

Un travail à reconnaître

Il faut à tout prix reconnaître et valoriser le travail qu’abattent les mères d’enfants handicapés, croit Marie Rhéaume. « Il n’y a rien pour elles. On pourrait s’inspirer des prestations de compassion de l’assurance-emploi, offertes aux aidants naturels absents du travail pour de courtes périodes. On pourrait aussi verser leurs cotisations perdues dans leur régime de rentes, pour les aider lorsqu’elles seront âgées et fatiguées. » Cela ferait une différence de taille dans la vie de Pascale Durocher. « Mon REER, j’y pense tous les jours. Je dépends de mon mari. Que va-t-il m’arriver si ça va mal entre nous? Si on divorce? s’inquiète-t-elle. Avant d’acheter quelque chose, je me demande toujours si c’est utile ou essentiel. Et souvent, je n’achète pas, surtout si c’est pour moi. »

Photographie de Richard Lavigne.

« Le gouvernement rationalise les services et économise sur le dos des mères. On leur dit : “Si vous aimez votre enfant, vous allez vous en occuper.” Les mères d’enfants handicapés sont plus pauvres et elles ont plus de besoins. C’est pas normal! Nous devons nous rendre compte que ce travail titanesque n’est pas naturel, et n’a pas à être gratuit. »

Richard Lavigne, directeur de la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec

La société civile ne fait pas de différence entre le travail maternel « normal » et celui qui revient à la mère d’un enfant handicapé, dénonce Richard Lavigne. Nous devons nous rendre compte que ce travail titanesque n’est pas naturel, et n’a pas à être gratuit, dit-il. Ça se passe d’abord dans nos têtes. Une anecdote de Marilyne Picard en fait l’illustration : « Dans le cadre de mes revendications, je fais partie d’un comité interministériel mis sur pied avec l’aide de Lucie Charlebois, ministre déléguée à la Réadaptation. Je suis entourée de gens haut placés qui sont payés pour être là. Moi, je suis bénévole. On ne rembourse même pas mon stationnement lorsque je me déplace pour les réunions. Pour payer, je pige dans le petit montant qu’on a réussi à amasser grâce au site Web de notre collectif. »

* Malgré nos demandes répétées, la direction de l’Office des personnes handicapées du Québec n’a pu répondre à nos questions.

Photographie de Marilyne Picard et son enfant Dylane.

Marilyne Picard, maman de Dylane qui souffre d’une rare maladie génétique et cofondatrice du collectif Parents jusqu’au bout! a entamé une série de démarches politiques pour que les familles puissent obtenir l’aide financière et les ressources nécessaires pour aider les parents désireux de garder leur enfant à domicile.

Marilyne Picard, maman jusqu’au bout

Rien ne destinait cette ancienne infographiste à la lutte politique avant la naissance de sa fille Dylane, aujourd’hui âgée de 3 ans. Celle-ci souffre d’une maladie orpheline qui l’empêche de manger, de marcher et de parler. Elle fait de graves crises, et les hospitalisations fréquentes font partie de la réalité de la famille. Marilyne Picard a cofondé le collectif Parents jusqu’au bout! pour obtenir l’aide financière nécessaire pour garder sa fille à la maison. « Si ma fille était placée, la famille d’accueil obtiendrait plus de 30 000 $ d’aide et de services, mais son cas est tellement lourd qu’elle serait placée en institution. Elle coûterait alors 100 000 $ par an à l’État québécois. Moi, je calcule que son handicap coûte 12 000 $ par an à notre famille. Je veux juste la garder avec nous. »

Pascale Durocher, le travail d’une vie

Dans une autre vie, Pascale Durocher a été représentante en produits pharmaceutiques. « Ç’a été difficile de trouver un service de garde pour mon fils Nathan à cause de ses difficultés. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’occuper moi-même du travail de stimulation dont il a besoin. » Cette mère de trois enfants donne environ cinq heures d’exercices (qu’elle conçoit elle-même) par semaine à son fils pour l’aider à mieux vivre avec sa dysphasie et ses troubles associés. Il consulte chaque mois une orthophoniste qui coûte 130 $ l’heure. Il existe peu de matériel qui fonctionne pour lui. Pour Pascale Durocher, la recherche nécessaire est pharaonique. « L’information destinée aux parents est très basique. Je cherche de l’information scientifique parce que mon but, c’est la réadaptation. Je lis avec un sentiment d’urgence. Je me demande sans cesse quel avenir mon fils a devant lui. Je suis consciente que la stimulation que j’offre fait toute la différence. »

Photographie de Pascale Durocher et son enfant Nathan.

« Je dépends de mon mari. Que va-t-il m’arriver si ça va mal entre nous? Si on divorce? Avant d’acheter quelque chose, je me demande toujours si c’est utile ou essentiel. Et souvent, je n’achète pas, surtout si c’est pour moi. »

Pascale Durocher, maman de Nathan qui vit avec la dysphasie et ses troubles associés

Photographie de Marie-Josée Aubin.

Marie-Josée Aubin, mère de deux enfants souffrant d’autisme et cofondatrice de la Coalition de parents d’enfants à besoins particuliers, se réjouit de l’implication de l’humoriste Mathieu Gratton comme porte-parole de la Coalition. Elle croit qu’il est nécessaire d’impliquer davantage les pères pour être pris au sérieux par les décideurs, considérant que les femmes passent trop souvent pour des hystériques qui veulent surprotéger leurs enfants.

Marie-Josée Aubin, la combattante fatiguée

Avant la venue de ses deux enfants autistes, Marie-Josée Aubin était éducatrice en milieu scolaire. À la maison, ses nuits sont courtes et ses enfants demandent une surveillance de tous les instants. Elle est pourtant engagée dans sa communauté et offre du répit la fin de semaine à d’autres familles d’enfants autistes. En septembre 2015, ses batailles sont devenues politiques. Elle a cofondé la Coalition de parents d’enfants à besoins particuliers, qui lutte pour que soient annulées les compressions en éducation décrétées par Québec. « Depuis peu, l’humoriste Mathieu Gratton est notre porte-parole, on aime beaucoup sa créativité. Après tout, notre combat est aussi celui des pères! Il faut aller les chercher, parce que quand on reste entre femmes, on passe pour des hystériques qui veulent surprotéger leurs enfants. Les décideurs nous prennent moins au sérieux. »