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Féministe, homosexuelle et patriote au Kirghizistan : la dignité sinon rien

Kirghizistan : quand combattre sexisme, homophobie et violation des droits de la personne n’est pas sans risques.

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Alors que le chant des sirènes des nationalistes radicaux est en passe de rassembler le peuple kirghize autour d’un renouveau des valeurs traditionnelles, les activistes défendant les droits de la personne deviennent progressivement des indésirables dans leur propre pays. Portrait d’une jeune militante qui lutte à contre-courant des attentes de son peuple.

« Il faut empêcher toutes [leurs] réunions […] On n’a pas besoin de monstres dans la société. Il faut le faire de la manière forte », commentait un internaute le 17 mai dernier sur le site du journal kirghize Vechernii Bishkek.

Quelques heures plus tôt, une trentaine d’amis — appartenant en grande majorité à la communauté LGBT de Bichkek, capitale du Kirghizistan — avaient décidé de célébrer la Journée mondiale contre l’homophobie lors d’une soirée privée dans un café de la ville. Mais la fête a rapidement tourné au cauchemar. Une vingtaine d’hommes faisant partie de groupes nationalistes radicaux, comme Kalys et Kirk Choro, ont interrompu les festivités en criant vouloir « punir » l’assemblée. La soirée s’est terminée au poste de police, agresseurs et agressés dans la même cellule. Alors que radicaux et policiers buvaient le thé ensemble, face aux militants quelque peu effarés de cette proximité, leurs noms et numéros de téléphone passaient aux mains des agresseurs en toute impunité.

Sur la Toile, les commentaires ont afflué. « Depuis quand les gais et les lesbiennes sont à Bichkek? », a ironisé un premier. Puis un deuxième : « Bien joué! Heureusement que vous êtes là pour vous occuper de ces gens-là! » « Il ne faut pas les tabasser, relativisait un troisième, mais si on les laisse faire, ils vont dégrader l’état moral de la société. » « Ils abîment notre mentalité. Nous sommes Kirghizes », a lancé un énième participant à ce pugilat virtuel.

« Des monstres… songe Anastasia *, membre du conseil d’administration de Labrys, une ONG spécialisée en droits de la communauté LGBT. Ce ne sont que des lâches! Ils écrivent ces commentaires haineux avec une telle absence de sensibilité. J’aimerais qu’ils me le disent en face et qu’ils me tuent si je ne suis pas un être humain. »

Valeur éprouvée

À 30 ans passés, la jeune femme a un caractère bien trempé. Même si ses cheveux courts et sa dégaine de garçon manqué lui attirent parfois des ennuis, hors de question de se laisser pousser les cheveux ou de s’habiller autrement pour rentrer dans une case. « Quand je me promène avec ma copine, nous sommes affreusement embêtées, dit-elle. Très souvent, nous nous sentons en danger, méprisées. Mais je peux vivre avec, je ne me sens pas coupable, contrairement à beaucoup de filles. » Hors de question également de supporter et de laisser passer les plaisanteries sexistes ou homophobes de ses collègues – dont elle n’est pourtant pas la cible. Alors, il y a 10 ans, elle a quitté son travail et s’est jointe à Labrys.

« J’ai le sentiment d’être une personne entière avec une dignité. Je dois agir contre l’injustice que je vis et que d’autres endurent tous les jours. J’ai compris que j’ai une voix et que je dois la faire entendre. Longtemps, j’ai caché mon homosexualité comme si c’était monstrueux — jusqu’à mes 18 ans. Ma famille s’est arrêtée aux commérages! Elle se rassure en disant que de tous ses problèmes — drogue, alcool, polygamie —, il y aura toujours pire : moi, ironise-t-elle en laissant échapper un sourire éphémère. Mais dans d’autres familles, tout se règle par la violence. Le viol correctif existe mais je refuse d’en parler à la place de celles qui l’ont subi. »

À ses débuts de militante, tout semblait plus simple. Anastasia défendait sa position à visage découvert dans des émissions de télévision; les débats étaient constructifs, dénués de commentaires agressifs. Tout a basculé en 2010, selon elle, lors de ce que les Kirghizes appellent la deuxième révolution, qui a coûté la présidence à Kourmanbek Bakiev. Des groupes nationalistes radicaux émergent de l’ombre — souvent soutenus par la société — et prônent un retour aux valeurs traditionnelles dont ils s’autoproclament les défenseurs. « Pour eux, nous sommes une menace nationale, rapporte David Yanchinov, coordonnateur au sein de Labrys. Et ce ne sont pas les seuls : la population, dans son écrasante majorité, fait des raccourcis et des amalgames sur les homosexuels. Nos droits reculent sans cesse et les menaces de mort s’accumulent. »

Jeune fille assise sur un banc avec l'écusson de Labrys.

« J’ai réalisé que pour lutter contre l’homophobie, il fallait commencer par l’éducation des plus jeunes au féminisme, que cela formait un tout. La société a besoin de se rendre compte que les femmes subissent de nombreuses violences. »

Anastasia (prénom fictif), membre du conseil d’administration de Labrys, une ONG spécialisée en droits de la communauté LGBT

La communauté LGBT n’est pas la seule cible des radicaux. « Ils luttent avec beaucoup d’ardeur contre l’une des libertés fondamentales de tout être humain : la maîtrise de son propre corps », poursuit Anastasia. Il y a quatre ans, la jeune femme s’est engagée dans un nouveau combat et a cofondé le Collectif féministe de Bichkek. « J’ai réalisé que pour lutter contre l’homophobie, il fallait commencer par l’éducation des plus jeunes au féminisme, que cela formait un tout. La société a besoin de se rendre compte que les femmes subissent de nombreuses violences. La problématique de l’égalité des sexes doit être posée et, avant tout, les femmes doivent retrouver le contrôle de leur corps, notamment grâce à des cours d’éducation sexuelle et de santé reproductive. Mais, entre nous, je ne sais pas ce qui est pire aux yeux des gens : être féministe ou homosexuelle. »

Des projets de loi liberticides

Combattre le sexisme, l’homophobie, la violation des droits de la personne dans son ensemble : tout un programme dans un pays où 2014 aura vu naître deux projets de loi inquiétants qui pourraient être adoptés cette année. Le cas échéant, ces lois « aggraveraient considérablement la situation des ONG travaillant au Kirghizistan », avertit Hugh Williamson, directeur du bureau Europe et Asie centrale de Human Rights Watch.

« La loi sur les “agents étrangers” exigerait des ONG qui reçoivent des fonds étrangers et qui sont engagées dans des activités politiques — une formulation si vague qu’elle pourrait inclure n’importe quelle activité organisée liée à la vie publique — de s’inscrire comme agents étrangers, un terme extrêmement stigmatisant, surtout dans un contexte postsoviétique, mais également de soumettre des rapports réguliers aux autorités », explique-t-il. Sous-entendu : une façon de canaliser, entre autres, l’influence de l’Occident sur les valeurs kirghizes au sein des ONG défendant les droits de la personne.

Jeune homme lisant le rapport Human Rights.

« La population, dans son écrasante majorité, fait des raccourcis et des amalgames sur les homosexuels. Nos droits reculent sans cesse et les menaces de mort s’accumulent. »

David Yanchinov, coordonnateur de l’ONG Labrys, tenant ici le rapport de Human Rights Watch sur les violences policières contre la communauté LGBT au Kirghizistan

Le second projet de loi vise quant à lui à interdire la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles ». Hugh Williamson le juge « homophobe et discriminatoire ». « S’il est adopté, ce texte violera la liberté d’expression, de réunion et d’association au Kirghizistan », précise-t-il. « Certains de nos activistes y voient une loi génocidaire, renchérit David Yanchinov. On l’appelle la loi anti-gais. Ce qui la différencie de son analogue russe (votée en 2013), c’est qu’elle est beaucoup plus sévère et qu’elle introduit la notion de délit pénal allant jusqu’à deux ans de prison. Une façon de repénaliser les relations homosexuelles, pourtant autorisées depuis 1998 dans le pays. »

Pour être adopté, chaque texte devra être signé par le président de la République et avoir été préalablement approuvé lors de trois lectures au Parlement. Si la loi sur les « agents étrangers » a passé sa première lecture sans encombre début juin (83 députés pour, 23 contre), la loi « anti-propagande homosexuelle » a été propulsée, le 24 juin dernier, en troisième lecture (90 députés pour, 2 contre).

« Je ne sais pas si je vais bien ou si je dois avoir peur, mais je suis triste, confie Anastasia, quelques jours après l’agression du 17 mai. Les gens ont perdu le sens de la justice. La presse est silencieuse. L’État est en faillite, comme le dénote le fait que des groupes radicaux obtiennent un tel soutien populaire et ne soient quasiment jamais inquiétés. Les agressions vont se reproduire. Car le combat est compliqué quand on est seul. La plupart des ONG locales se taisent sur les violations des droits des homosexuels pour ne pas avoir d’ennuis. Or pour avancer, la seule solution est de tous se rassembler. Moi aussi je suis une patriote; partir n’est pas une option. Et même si je ne suis pas prête à mourir debout sur les barricades, je dois me battre pour vivre comme je le souhaite sans me justifier sans arrêt, pour vivre sans discrimination et sans haine dans mon pays. Prendre en compte la diversité de la population kirghize (linguistique, religieuse, ethnique, etc.) est la seule manière de construire une société juste, unie, reposant sur la liberté de chacun de disposer de son corps et de son esprit. »

  1. * Prénom fictif

Condition des femmes kirghizes

Le Kirghizistan est un État d’Asie centrale enclavé entre le Kazakhstan, la Chine, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Ce petit pays compte 5,72 millions d’habitants, selon les chiffres de 2013 de la Banque mondiale.

Représentant 52 % de la population totale, les Kirghiz forment l’ethnie majoritaire. Même s’il est maintenant sédentarisé, ce peuple de langue turque vit encore en grande partie selon un système tribal et de clans. Malheureusement, dans ce système, près du tiers des filles (dès 14 ans) et des femmes kirghizes sont victimes de violence conjugale. Selon un rapport de Human Rights Watch paru le 28 octobre dernier, « Call Me When He Tries to Kill You » : State Response to Domestic Violence in Kyrgyzstan (« Appelez-moi quand il essaiera de vous tuer ». Réponse de l’État à la violence conjugale au Kirghizistan) *, ces femmes n’ont pas accès à une protection adaptée ni à la justice. Et l’État ne travaillerait toujours pas à mettre en place les structures nécessaires pour procurer un refuge ou d’autres services à celles qui survivent aux agressions. Le rapport braque en effet les projecteurs sur les failles dans la réponse de l’État à ce type de violence : policiers refusant d’enregistrer les plaintes ou d’ouvrir une enquête, cours de justice et procureurs traitant les cas de violence conjugale comme des délits mineurs et prononçant des peines légères, etc.

Nouvelle un peu plus encourageante : en février 2015, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme félicitait le Kirghizistan pour « ses efforts visant à combler l’écart entre les filles et les garçons à l’école », tout en rappelant cependant qu’il y a toujours, au pays, deux fois plus de garçons scolarisés que de filles. L’organisme estime par ailleurs que « le manque de clarté dans les mandats des entités nationales chargées de la promotion et de la protection des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes entraîne un risque de fragmentation et de perte d’efficacité de l’action publique. Il a été également relevé que les autorités kirghizes devraient adopter des priorités s’agissant des services minimaux devant absolument être prodigués aux femmes rurales : cette démarche engage avant toute chose la responsabilité politique des autorités ». Plus de détails sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l’homme.

  1. * Lien (en anglais) vers le rapport de Human Rights Watch.