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Séisme au Népal : onde de choc pour le trafic des femmes

Le séisme aura forcé des Népalaises à s’exiler, devenant ainsi des cibles faciles pour les réseaux d’exploitation sexuelle.

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L’exode de sa main-d’œuvre rapporte au Népal 30 % de son PIB. À la suite du tremblement de terre du 25 avril dernier, davantage de travailleurs migrants grossissent les rangs de ce flot déjà intarissable. Pour les femmes, cet exil pour faire vivre la famille restée au pays se transforme parfois en exploitation sexuelle. Des recruteurs ont d’ailleurs été aperçus dans les zones les plus touchées peu après le séisme.

Mi-mai 2015, près d’un mois après le séisme. Un local au corridor étroit, dans une ruelle du quartier Chabahil de Katmandou. La poussière entre par la porte avant, en même temps que des femmes en longue chemise ample. L’équipe de Shakti Samuha, organisme venant en aide aux victimes népalaises de la traite humaine, est déjà sur le pied de guerre pour distribuer des trousses d’hygiène aux familles des régions les plus touchées par le tremblement de terre. Et en plus de les pourvoir en brosses à dents, savon, chandelles, seaux, capsules de purification d’eau et serviettes hygiéniques, les sentinelles de Shakti Samuha en profiteront pour sensibiliser les victimes aux risques accrus de trafic humain, notamment à des fins d’exploitation sexuelle.

Photographie de Prabha Bhattarai et Shakti Samuha.

« … certains vautours perçoivent le chaos et l’aggravation des conditions de vie qui suivent une catastrophe naturelle de cette ampleur comme une occasion de tromper les plus vulnérables. »

Charimaya Tamang, (à droite), survivante de la traite et coordonnatrice de l’organisme Shakti Samuha, accompagnée de son interprète (à gauche), Prabha Bhattarai

« Car oui, certains vautours perçoivent le chaos et l’aggravation des conditions de vie qui suivent une catastrophe naturelle de cette ampleur comme une occasion de tromper les plus vulnérables », lance amèrement Charimaya Tamang, cofondatrice et coordonnatrice des programmes de l’organisation. La femme menue, enroulée dans son sari de six mètres, a le regard perçant. Elle-même vendue dans un bordel indien à l’âge de 16 ans, puis rescapée deux ans plus tard par les autorités locales en même temps que 200 autres Népalaises, elle connaît le côté le plus obscur de la migration. Mme Tamang (un nom de famille très courant puisqu’il désigne une ethnie) a fondé Shakti Samuha avec une quinzaine d’autres survivantes en 1996.

Mais elle ne souhaite pas s’épancher sur sa propre histoire. « Il y a trop de travail à faire », nous ramène-t-elle à l’ordre par l’intermédiaire d’une jeune interprète, en nommant les districts les plus affectés : Nuwakot, Dhading, Sindhupalchowk, des régions déjà identifiées par le gouvernement népalais comme « hautement à risque de traite humaine », en 1998. L’équation est simple dans la bouche de la militante : « Les familles les plus touchées sont aussi les plus pauvres, celles dont les maisons n’ont pas résisté. Elles auront vite besoin d’un apport de l’extérieur. »

Les antennes locales de Shakti Samuha ont déjà révélé la présence de nouveaux venus dans certains villages, qui font miroiter des emplois à l’étranger aux habitants. Un stratagème typiquement utilisé pour convaincre les femmes de s’exiler. Lorsqu’elles arrivent dans un bordel, les ponts avec leur famille sont complètement coupés.

Les aléas de la migration

Rencontré à Katmandou, le chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Maurizio Busatti, craint lui aussi que la catastrophe ne convainque encore plus de Népalais de partir en quête de travail à l’étranger. La crise humanitaire pourrait ainsi se transformer en « crise des migrations » et, par la même occasion, alimenter les réseaux clandestins. Pour reconstruire leur maison détruite par le séisme d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter, « les familles népalaises épuiseront leur maigre épargne, leur petit trésor mis de côté », entrevoit M. Busatti.

Il y a déjà au bas mot 2,2 millions de Népalais qui ont quitté leur pays pour travailler, selon le décompte officiel du gouvernement pour 2014. Cette statistique n’inclut pas les migrants non enregistrés, partis illégalement ou sans demander de permis de travail à leur pays de destination; ils représentent plusieurs centaines de milliers d’autres migrants, selon des ONG locales.

Photographie d'une femme au Népal.
Il n’y a plus que 20 maisons debout sur les 1 400 que comptait Barpak, épicentre du premier séisme. Des familles entières s’entassent sous des bâches ou des tentes, dans la peur que le sol tremble à nouveau.

Quand nombre de jeunes hommes sont déjà partis au loin, de la Corée au golfe Persique, et que des trafiquants reluquent la misère de ceux qui sont restés, les risques sont exacerbés pour les femmes de devenir des cibles faciles.

Geneviève Colas, qui coordonne un collectif de 23 associations françaises nommé Ensemble contre la traite des êtres humains, a étudié la question de la traite en situation postcrise pour le compte de l’ONG Caritas et Secours catholique. Elle explique que les hommes restés au Népal seront davantage occupés par la reconstruction. « Les femmes se retrouveront avec le reste de la famille, un poids qui les rend plus vulnérables. » Et qui pourrait faire pencher la balance vers le travail à l’étranger.

Le problème de la traite des Népalaises à des fins d’exploitation sexuelle ne date pas d’hier. Les Nations Unies estiment que 13 000 femmes ou enfants népalais ont été trafiqués en 2014, dont plus de la moitié vers le pays voisin, l’Inde. Maurizio Busatti rappelle que les migrations se font également de l’intérieur du pays vers la capitale, Katmandou, où près de 20 000 femmes ou filles sont exploitées sexuellement dans des salons de massage, des bars de danseuses ou dans la rue.

Les organisations qui tentent de prendre soin des victimes de la traite prolifèrent depuis une dizaine d’années au Népal. L’une d’entre elles, 3 Angels Nepal, demande carrément au gouvernement de fermer la frontière avec l’Inde, par laquelle passent les migrantes sans passeport ou carte d’identité, deux documents officiels qui font cruellement défaut à une majorité de Népalais. « Une fois de l’autre côté, elles seront perdues pour toujours », lit-on dans le texte de la pétition.

Double fardeau

Peu de victimes du trafic en réchappent. Et celles qui y parviennent portent rarement plainte à la police. Charimaya Tamang a été l’une des premières à porter sa cause en justice. Avec succès : en 1997, une cour régionale a reconnu coupables et condamné huit trafiquants dans un arrêt historique.

Mme Tamang déplore qu’en plus de devoir vivre avec les marques physiques et psychologiques de la traite, les femmes subissent l’opprobre populaire, voire l’ostracisme de la communauté. « Certaines sont carrément rejetées par leur famille. La première chose que nous devons leur faire comprendre, c’est qu’elles ne sont pas à blâmer. La faute revient à la société entière », réitère-t-elle à plusieurs reprises durant l’entrevue.

Le gouvernement népalais n’agit pas assez, selon elle : « Les partis politiques ne sont présents que lors des campagnes électorales. Après, ils disparaissent. » Son organisme tente de compenser, en s’assurant par exemple que les rescapées bénéficient d’une période de réhabilitation et d’un refuge pour vivre. Il leur offre aussi un appui juridique si elles souhaitent entamer des procédures. Il travaille également, à plus grande échelle, à sensibiliser les communautés au problème de la traite des femmes.

Les programmes d’aide d’urgence se concentrent essentiellement sur les besoins immédiats, mais trop peu est fait pour contrer l’exploitation des femmes et des enfants, selon Geneviève Colas. « La question de la traite n’est pas suffisamment posée par la communauté internationale en contexte humanitaire, que ce soit après un conflit armé ou une catastrophe naturelle comme celle du Népal ou d’Haïti », observe-t-elle. Un congrès organisé en juin dernier par l’OIM s’est d’ailleurs penché sur cet enjeu pour tenter de trouver la meilleure manière de l’intégrer au système d’aide existant.

Une chose reste certaine : plus de six mois après la catastrophe, l’urgence d’agir n’a pas fini de se faire sentir pour Charimaya Tamang et ses troupes.

Crédit photo : © Renaud Philippe