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Francis Dupuis-Déri, compagnon de route des féministes?

La cause féministe portée par les hommes : la modération a bien meilleur goût

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Francis Dupuis-Déri ne se gêne pas pour remettre en question la place des hommes au sein des mouvements féministes. Entretien avec le professeur au Département de science politique et à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), sur la nécessité de pratiquer la « perte de pouvoirs » (disempowerment) au masculin.

Gazette des femmes : Dans vos publications, vous soutenez que, si l’engagement des hommes dans le féminisme est positif, il produit aussi des effets négatifs. Pourquoi?
Parce que nous, les hommes proféministes, ne sommes pas dans la même position sociale, culturelle et institutionnelle que celle des femmes, nous avons tendance à être moins radicaux dans les revendications féministes. Inconsciemment, on sait qu’on a peut-être quelque chose à perdre… Cela peut donc créer un effet de modération.

Ensuite, certaines femmes considèrent que les proféministes obtiennent une tribune à bon compte. Des féministes vont peut-être grincer des dents à la lecture d’un dossier sur les hommes proféministes dans la Gazette des femmes. « Pourquoi leur accorder cette importance-là? » peut-on se demander, avec raison.

Des exemples?
Un phénomène se produit régulièrement au cours des manifestations mixtes à teneur féministes. Des hommes ne ressentent aucune gêne à se placer en tête de cortège, à scander des slogans plus fort et à voler la vedette aux femmes, encore une fois… Les hommes proféministes prennent parfois trop de place, et font même de l’ombre aux femmes.

Lorsque des hommes ont mis sur pied la campagne du ruban blanc à la suite de la tuerie de l’École polytechnique, des féministes ont souligné le fait que ses fondateurs, Jack Layton et Michael Kaufman, ont bénéficié d’une visibilité beaucoup plus grande que d’autres organisations de femmes qui tentaient de se mobiliser de peine et de misère depuis des années. Les hommes proféministes obtiennent parfois une tribune et une visibilité à bon compte.

Les hommes proféministes ont-ils toujours été « dans le portrait », ou est-ce un phénomène nouveau?
On dit souvent que la nouvelle génération de féministes est maintenant prête à faire de l’espace aux hommes dans le mouvement, mais il y a toujours eu des hommes qui réussissaient à trouver leur place dans les institutions et les organisations. Je pense, par exemple, à Poulin de la Barre et à Condorcet en France aux 17e et 18e siècles, ainsi qu’à John Stuart Mill en Angleterre au 19e siècle. Poulin de la Barre et Condorcet ont pris la parole pour l’égalité entre les sexes à une époque où il n’y avait pas de mouvement des femmes à proprement parler.

La présence des hommes dans la cause féministe, ce n’est pas du tout nouveau et ce n’est pas un phénomène générationnel. Cela dit, qui se rappelle le nom d’Harriet Taylor Mill, qui a complètement été écrasée par l’ombre de son mari, Stuart Mill? (NDLR : En 1869, John Stuart Mill a corédigé l’essai The Subjection of Women avec sa femme, qui avait déjà publié en 1851 l’ouvrage The Enfranchisement of Women, dans lequel on trouve les mêmes arguments.)

Qu’est-ce que les hommes peuvent ou doivent faire, alors? Vous avez parlé de disempowerment dans votre étude intitulée Les hommes proféministes : compagnons de route ou faux amis? Comment définissez-vous ce concept?
Le concept de disempowerment au masculin a émergé lors d’une discussion entre hommes à l’occasion d’un atelier donné par le collectif Les sorcières, au Salon du livre anarchiste de Montréal, auquel je participais en 2007. C’est le pendant de l’autonomisation des femmes, un processus individuel et collectif qui permet d’obtenir plus d’autonomie, de pouvoir d’agir, de confiance. Dans cette suite logique, les hommes acceptent d’être des auxiliaires et s’assurent que ce sont les femmes qui exercent le leadership dans les processus militants, les organisations et les institutions féministes. On peut offrir de l’aide invisible dans l’organisation d’un événement, et proposer de faire la vaisselle au lieu de s’emparer du micro durant un colloque…

Cela peut s’étendre à d’autres mouvements sociaux. Dans le milieu universitaire, on peut encourager des collègues femmes à être porte-parole dans les syndicats et dans les organisations étudiantes.

Enfin, les hommes ont un devoir de réflexion autocritique par rapport à leurs privilèges au Québec, et à l’intérieur du mouvement féministe. Il faut être précautionneux. De la même façon qu’on doit l’être avec les revendications des autochtones en Amérique du Nord : quel rôle les populations alliées de descendance européenne peuvent-elles jouer dans cette lutte? C’est le même genre de question qu’il faut se poser avec le féminisme.

Vos propositions suscitent-elles des réactions négatives auprès des hommes?
J’ai codirigé une étude avec Mélissa Blais, doctorante en sociologie et chargée de cours à l’institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM, sur le mouvement masculiniste au Québec entre 2008 et 2010. Lorsqu’on faisait des interventions publiques, ce n’était pas long avant que je reçoive un flot de courriels extrêmement violents de la part d’hommes : « J’espère que tu vas te retrouver en prison et qu’on va te sodomiser à tour de rôle », ce genre de choses. Je n’ai pas répondu à ces courriels, mais je m’en suis servi comme matériel de recherche…

Où le féminisme doit-il aller, selon vous?
Je ne sais pas ce que le mouvement féministe doit faire et où il devrait aller, mais je crois qu’il va à plein d’endroits! Il n’a jamais été aussi dynamique et diversifié au Québec. Cela dit, nos politiciens et politiciennes nous répètent que nous sommes une société égalitaire. Si c’était vrai, ça se saurait, comme le disait Micheline Dumont, historienne et professeure retraitée. Dans les directions d’universités, les églises, la police, l’armée, les équipes sportives et à l’Assemblée nationale, les hommes sont toujours majoritaires. Ils ont plus d’argent. La violence conjugale et les agressions sexuelles sont des problèmes qui existent encore au Québec et ailleurs. C’est pour ça que je dis que non seulement le féminisme n’est pas allé trop loin, mais il n’est pas encore allé assez loin!