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Quand les femmes font la grève

Les grèves des femmes : fondamentales!

Date de publication :

Combien de fois ai-je dis, me suis-je entendue dire : « Je veux faire la grève »? Ma fille de 12 ans, quand elle fait la grève, colle sur la porte de sa chambre une affiche qui dit : Fuck la vie. Ma mère, surtout quand j’étais adolescente, quand elle avait derrière la cravate une quinzaine d’années de repas, de lessive, d’épicerie, de ménage, de repassage, de nez qui coule, de devoirs à signer, de sorties à organiser, de pyjama party, d’anniversaires, d’achat de vêtements retournés sitôt achetés parce qu’ils ne font pas l’affaire, de nuits blanches, de cacas de chien, de fleurs à arroser, de lifts à donner, de comptoirs à laver, de murs à peindre, de trous à repriser, de peines d’amour à soigner…

Ma mère menaçait souvent de faire la grève, mais elle ne la faisait jamais. Ma fille, elle, parvient parfois à résister. Des écouteurs sur les oreilles, elle me tourne le dos, se cache dans ses cheveux, ignore mes injonctions : ranger sa chambre, s’exercer au violon, revoir ses pas de danse, ranger ses vêtements, jouer avec le chien. Quand j’insiste un peu trop, elle quitte le salon l’ordinateur dans les mains avec, en plus, un paquet de biscuits et un verre d’eau. Elle passe devant moi comme si je n’y étais pas, moi la loi, moi la patronne, moi qui suis, à moi toute seule, un conseil d’administration.

Je ne sais pas bien à quel moment la grève de ma fille s’arrête, à quel moment elle choisit de revenir dans la société du salon. Cependant, je sais que ça ne sert à rien, pour moi, de continuer à faire pleuvoir mes injonctions, parce qu’au fond c’est ma fille qui tient le gros bout du bâton. Et je le dis sans penser qu’elle est ce qu’on aime appeler une « enfant-roi ». Elle ne l’est pas, l’enfant-roi. Elle est une enfant : et dans son monde, la reine, c’est moi. C’est à moi qu’elle doit s’opposer; et quand elle le fait, sa grève a pour effet de me renvoyer le visage de mon propre pouvoir.

J’espère que ma fille continuera à faire la grève. J’espère qu’elle continuera à brandir son fuck la vie, petite sœur de ce fuck toute brandi par des brigades de filles grévistes, le printemps dernier, lançant des confettis envers et contre tout. Une résistance brillante, volante, toute en paillettes qui s’accrochent aux vêtements et font scintiller l’asphalte, étoiles étonnantes qui attirent le regard quand la lumière se prend les pieds dedans. Et on ne sait pas, au fond, si c’est une grève ou une fête.

Qu’est-ce que ce serait si les femmes américaines faisaient la grève, demande la journaliste Marcie Bianco, dans un article sur la grève des femmes qui a eu lieu en 1975, en Islande? Si 48 % de la main-d’œuvre cessait de travailler, ce ne serait pas une récession, dit-elle, ce serait une dépression. Puisque les femmes constituent les deux tiers de la main-d’œuvre au salaire minimum, on peut difficilement penser que le monde tournerait correctement si elles cessaient tout à coup de travailler. J’ai envie de penser aux fois où des femmes sont collectivement parties en grève, où elles ont fait la grève entre femmes, ou en tant que femmes. En 1937, par exemple, durant la grève de la robe, quand 5 000 travailleuses de la confection sont descendues dans la rue pour obtenir la reconnaissance de leur syndicat et de meilleures conditions de travail. En 1984, quand les travailleuses chez Eaton ont fait la grève pendant six mois. À travers les temps, des grèves de femmes de chambre, d’infirmières, de sages-femmes, d’enseignantes, mais aussi des grèves de femmes en tant que femmes, dans leur rapport sexuel ou sexualisé aux hommes. Aristophane en avait fait jadis la prémisse d’une pièce comique : en faisant la grève du sexe, les femmes pourraient-elles convaincre les hommes d’arrêter de faire la guerre? Virginia Woolf proposait quelque chose de semblable avec sa société des marginales : arrêter la guerre non pas en s’y opposant, mais en refusant de participer aux structures qui en permettent l’exécution. En 2012, dans son film La source des femmes, Radu Mihaileanu raconte une grève du sexe menée par les femmes, dans un petit village d’Afrique du Nord, pour amener les hommes à aller puiser de l’eau dans un puits situé dans la montagne, travail pénible et dangereux. La fiction de Mihaileanu rejoint un événement réel qui a eu lieu au Burkina Faso, en 1984, quand on a organisé une journée de marché et de cuisine pour les hommes. « On ne peut pas changer fondamentalement les choses sans avoir recours, une fois de temps en temps, à un geste fou », disait le président de l’époque, Thomas Sankara, et ce jour-là, le geste fou a consisté à envoyer les hommes faire ce que les femmes faisaient tous les jours : aller au marché et préparer les repas. Je pense enfin à l’Islande où, le 24 octobre 1975, 25 000 femmes, soit un dixième de la population du pays à l’époque, se sont rassemblées pour manifester contre l’inégalité économique des femmes. Cette « journée de congé » a eu un effet important non seulement sur les consciences masculines, mais aussi sur la mobilisation féministe. Cinq ans plus tard, une femme a été élue présidente du pays, la première dans le monde entier.

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J’ai envie de penser à ces grèves de femmes qui se font peut-être moins contre que devant les hommes, c’est-à-dire debout face au boy’s club, comme en miroir, pour lui renvoyer ce qu’il est – le visage d’un pouvoir exclusif et non mixte. Des grèves de femmes non mixtes pour s’opposer à la non-mixité du monde dans lequel on vit. Le fait de se replier stratégiquement les unes avec les autres contre eux, non pas parce qu’on les hait, tous, ni parce qu’on considère que leur présence est inutile à l’intérieur des luttes féministes ou dans la vie ordinaire, mais pour se faire voir et entendre.

J’aime le mot anglais pour le dire : strike, to strike. Qui veut dire tout à la fois frapper (comme dans une bataille ou au baseball : three strikes you’re out), raturer (to strike through), mener une attaque militaire (military strike), allumer (to strike a match), découvrir, faire bonne impression, voire être particulièrement belle ou attirante (she is striking), se lancer devant, travailler fort à quelque chose et aussi, paradoxalement, cesser de travailler, faire la grève.

Quand les femmes font la grève, elles font plus d’une chose à la fois. Quand les femmes font la grève, elles continuent à fonctionner en mode multitâche. Quand les femmes font la grève, peut-être qu’elles font la guerre et qu’elles lancent quelque chose qui ressemble à une attaque militaire désarmée, sans arme autre que leur refus de faire toutes ces choses qu’elles font et pour lesquelles parfois elles sont payées, mais le plus souvent non, ces choses qui passent inaperçues et qu’alors, peut-être, elles font apparaître pour ce qu’elles sont : du travail, de l’effort, de l’engagement, du don. Les femmes travaillent fort quand elles sont en grève. Elles travaillent fort à ne pas faire ce qu’on leur a appris à faire et qu’elles font depuis des lustres, pas parce que ça leur est naturel, et pas non plus parce que ça leur plaît forcément, mais parce que trop souvent, si elles ne le font pas, personne ne le fera, et que, ces tâches-là, on s’est bien organisé pour leur faire croire que c’était au cœur de leur identité. Faire la grève, ce n’est pas rien faire et ce n’est pas une chose qui ne demande aucun effort. Bien au contraire, faire la grève nécessite du courage et de la détermination. Ça exige de faire confiance, de garder espoir et, surtout, de croire que nous sommes plus fortes debout les unes à côté des autres, engagées dans une lutte commune, toutes ensemble.

Romancière, essayiste et militante féministe, Martine Delvaux est professeure de littérature des femmes à l’Université du Québec à Montréal. Parmi ses publications : Le boys club (Remue-ménage, 2019), Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage, 2013 [édition revue et augmentée, 2018]), Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2018) et Blanc dehors (Héliotrope, 2015).