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La viande : symbole de domination masculine?

D’un côté, l’homme carnivore. De l’autre, la femme morceau de viande. Anodin tout ça?

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Steak, bacon et côtes levées sont-ils des symboles de masculinité? Certains auteurs de magazines culinaires, propriétaires de restaurants et autres amoureux de bonne chère amalgament allègrement hommes et carnivorisme. La tendance est encore plus frappante durant la saison du barbecue. Lorsqu’on suit cette voie, l’analogie femme–morceau de viande n’est jamais loin. Un cliché qui n’est pas sans rappeler la tristement célèbre page couverture de la revue pornographique Hustler de juin 1978, dont le montage photo représentait un corps féminin passant au hachoir à viande. Et si le pouvoir masculin et le fait de trôner au sommet de la chaîne alimentaire allaient de pair?

Comme indicateur de virilité, la chasse donne difficilement sa place. Selon Christiane Bailey, doctorante au Département de philosophie de l’Université de Montréal, cette association remonte au moins à l’Antiquité dans les sociétés patriarcales. « Chez les Grecs, le chasseur-guerrier incarnait la représentation par excellence de la virilité. Seuls les hommes libres pouvaient accéder à ce statut, dit celle qui s’intéresse aux liens entre le sexisme et l’oppression des animaux. Si on fait un saut dans le temps, on constate qu’au début du XXe siècle, le président états-unien Theodore Roosevelt a créé des parcs de conservation afin de permettre aux hommes de chasser et donc de préserver leur masculinité hors de la “ville efféminée”. »

Photographie de Christiane Bailey.
Christiane Bailey, doctorante au Département de philosophie de l’Université de Montréal, constate que la femme est souvent représentée dans la culture populaire comme une proie (biche, gazelle) ou un animal domestique au service de l’humain (vache, poule, dinde).

L’homme contemporain est plus souvent aperçu derrière son ordinateur que derrière un arc. Pourtant, plusieurs exemples montrent un attachement persistant à la figure de l’homme chasseur, ou du moins, carnivore.

À l’enseigne du cliché

Afin de convaincre l’homme de s’aventurer dans la cuisine, territoire traditionnellement féminin, il semble important de traiter sa virilité aux petits oignons. Ainsi, plusieurs magazines ciblent monsieur en utilisant un langage s’adressant au prédateur qui sommeillerait en lui. Pour une troisième année, la revue masculine Summum troque l’habituelle femme en bikini de sa page couverture pour un morceau de viande grillée dans son hors-série estival Bar & Grill. On y présente le portrait de huit chefs (dont une seule femme) qui, couteau à la main, se donnent des airs de durs à cuire. Ils proposent des recettes hormonées comme la « Tes Stout-sterone » (un bœuf à la bière) ou les « Poitrines double D »… de poulet. La facture de l’ensemble se veut masculine : couleurs sombres, flammes et illustrations de têtes de mort en filigrane.

Le très médiatique Ricardo Larrivée met lui aussi la main à la pâte pour faire de la cuisine un univers dans lequel l’homme arrive à se reconnaître. L’an dernier, il a fait paraître un numéro spécial « 100 % gars », dont la grande majorité des recettes sont très viandées. On y trouve aussi des « témoignages de gars » tels que : « Le bacon, c’est l’équivalent d’une fille aux cheveux longs dans une robe d’été » ou « Le barbecue nous connecte avec nos origines les plus primaires… » Et comme la viande est l’apanage du « vrai mâle », les goûts des femmes différeraient : « La cuisine, affirme le chef vedette, est un bon outil de séduction pour recevoir les filles… Elles aiment tellement ça! » Au lieu d’un gros steak, il suggère donc de servir à la belle un repas léger.

Les revues de cuisine ne sont pas les seules à entretenir de tels stéréotypes. Au printemps dernier, deux établissements aux noms genrés sont apparus dans le paysage culinaire montréalais. L’enseigne rétro du premier, La Mâle Bouffe, représente un moustachu dont le torse nu est couvert de tatouages. Le resto se spécialisant dans la poutine et le fumage de viande offre des portions gargantuesques. Des mets d’hommes, apparemment! À l’inverse, les cinq gars aux commandes du restaurant Les Fillettes se sont donné comme défi d’offrir des menus « plus féminins ». Même drapés d’ironie, les clichés sexistes ne sont pas si anodins.

La femme proie

Dans La domination masculine, le sociologue français Pierre Bourdieu a écrit : « La virilité […] est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin et d’abord en soi-même. » La masculinité et la féminité étant indissociables, la première s’appuie parfois sur la sujétion de la seconde pour s’exprimer. Si, pour protéger sa virilité, on dépeint l’homme comme un chasseur, la femme risque alors de devenir une proie et d’être comparée à un morceau de viande. Si les magazines Summum et Ricardo jouent de manière subtile avec cette analogie, en forçant la dose, on porte carrément atteinte à la dignité des femmes.

Des exemples? Récemment, une publicité du steakhouse montréalais La Queue de cheval présentait une femme en sous-vêtements arborant un masque devant un gril fumant. Sur l’image à l’esthétique résolument Fifty Shades of Grey apparaissait la question : Comment aimez-vous votre viande? Le « Steak and Blow Job Day », dont la page Facebook compte plus de 100 000 adeptes, propose quant à lui de célébrer « ce que les hommes aiment vraiment » un mois après la Saint-Valentin. Le romantisme et le chocolat seraient pour les femmes; les fellations et la viande rouge, pour les hommes. Ainsi, la vache et la femme se destineraient à combler les « appétits » de l’homme.

Carol Adams, l’auteure états-unienne du célèbre The Sexual Politics of Meat, analyse les publicités dépeignant les femmes comme de la viande. Dans une présentation, elle montre des images allant de poulets en talons hauts à un cochon féminisé montrant ses fesses, en passant par une dinde en bikini. Selon elle, de telles images peuvent promouvoir (ou du moins, refléter) une violence plus générale envers les femmes.

La doctorante Christiane Bailey constate que, en raison de ses rôles traditionnels, la femme est souvent représentée dans la culture populaire comme une proie (biche, gazelle) ou un animal domestique au service de l’humain (vache, poule, dinde). Ces images ont pour effet (sinon pour but) de déshumaniser la femme.

En cette saison de barbecue, la célébration de la viande comme symbole de masculinité peut faire sourire. Certaines personnes y voient même sans doute un clin d’œil inoffensif aux traditions. Mais Christiane Bailey se méfie de l’appel à la tradition pour justifier des conduites. « Le but de l’éducation est de permettre aux jeunes de développer un esprit critique face aux pratiques des générations précédentes. Tous les progrès sociaux ont été accomplis par la remise en question de ce qui semblait normal, naturel et nécessaire. »

Le cliché homme chasseur–femme proie nous ramène dans une dynamique de domination que l’on veut pourtant révolue. Encourage-t-il une infériorisation de la femme ou n’est-il simplement qu’une manifestation d’une société dévalorisant encore trop souvent le féminin? C’est l’œuf ou la poule.