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Un « second début » pour défendre ce qu’on ne peut pas perdre

Second début. Regard sur le féminisme québécois, des années 1970 à son « renouveau » actuel

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Dans Second début. Cendres et renaissance du féminisme, récemment paru dans la collection Documents d’Atelier 10, la journaliste Francine Pelletier pose un regard lucide et très sensible sur ses années d’engagement féministe, et sur le possible « renouveau » du féminisme québécois.

Difficile d’avoir une idée claire du chemin parcouru, lorsque, comme moi, on pose tout juste les pieds sur la planète féministe. Francine Pelletier, elle, a été aux premières loges de l’évolution de la lutte des femmes au Québec, au fil des décennies.

Dans Second début, elle nous parle d’abord de l’euphorie des années 1970, des années dorées du magazine La vie en rose. De cette époque où elle découvrait « le pays des femmes en même temps que le pays du Québec », alors que l’affranchissement était à l’honneur, celui des femmes compris, et qu’on semblait l’accepter, comme si ça allait de soi. « Il fallait vraiment vouloir faire son intéressante, écrit-elle, pour ne pas se reconnaître dans la cause des femmes, il fallait vraiment nier l’évidence – les femmes méritaient mieux – pour ne pas sauter dans le train des Québécoises deboutte! » Elle se remémore les années passées au local de La vie en rose, à écrire et à discuter entre femmes de tête à la plume fougueuse… Pour la jeune féministe que je suis, difficile de lire ce récit sans avoir des étincelles dans les yeux.

Page couverture du livre Second début.

Après la tragédie de Polytechnique, un manque troublant de solidarité s’est fait sentir, non seulement envers les féministes, mais envers les femmes en général. Tout d’un coup, le féminisme n’était plus un mouvement porteur, se souvient l’auteure.

Vient ensuite le souvenir amer de Polytechnique, et du désenchantement brutal qui s’en est suivi, au cours des années 1990. Pour la journaliste, cette tuerie a clairement marqué la fin des « belles années ». Sur les ondes d’ICI Première, lors d’une entrevue à l’émission Désautels le dimanche en mai dernier, elle soulignait que Polytechnique aura été le premier vrai « test » pour le féminisme québécois. Un test auquel on a lamentablement échoué. Après la tragédie, un manque troublant de solidarité s’est fait sentir, non seulement envers les féministes, mais envers les femmes en général. Tout d’un coup, le féminisme n’était plus un mouvement porteur, se souvient Francine Pelletier. Il était devenu suspect. Étaient-elles allées trop loin, ces femmes qui revendiquaient l’égalité?

Selon l’auteure, tracer un parallèle entre Poly et la tragédie de Charlie Hebdo permet de mesurer l’ampleur du déni dans lequel s’est plongée la société québécoise, au lendemain du 6 décembre 1989. Alors que le crime des frères Kouachi a immédiatement été reconnu comme un crime contre la liberté d’expression, l’entêtement avec lequel on a nié le caractère misogyne — et politique — du geste de Marc Lépine révélait que l’édifice féministe était loin d’avoir des fondations aussi solides qu’on l’aurait cru. Il aura fallu attendre le 25e anniversaire de Polytechnique pour que le massacre soit clairement identifié par les politiciens, les journalistes et tous les Québécois comme un crime contre les femmes; un geste qui portait en lui la haine millénaire des femmes, qui n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu.

Nous l’avons bien vu, l’automne dernier, avec l’affaire Jian Ghomeshi. L’animateur vedette de CBC, aujourd’hui formellement accusé d’avoir agressé sexuellement trois femmes, nous a rappelé amèrement que la misogynie peut très bien se cacher sous un fin vernis de charme et de répartie. Le mouvement #AgressionNonDenoncee, exposant les violences sexuelles subies par des milliers de femmes, a aussi révélé que cette misogynie latente est plus proche de la norme que de l’exception. En octobre 2014, c’est avec étonnement et douleur que nous avons dû admettre que le corps des femmes est un lieu de siège; que la domination patriarcale s’étend encore jusque dans leur chair. Pour Francine Pelletier, autant cet épisode fut douloureux, autant il a généré une écoute rarement égalée.

L’automne a en effet été marqué par un curieux bouillonnement féministe. La colère des femmes grondait, on l’entendait dans les rues, sur les ondes, dans les chaumières… C’est dans ce contexte, d’ailleurs, qu’a germé la réflexion sur le renouveau du féminisme québécois, livrée dans Second début. On l’a beaucoup répété, le féminisme était tout d’un coup « à la mode ». Il y a évidemment ces Beyoncé, Emma Watson et Taylor Swift qui ont fièrement brandi l’étiquette féministe. Mais il y a aussi toutes ces femmes qui ont découvert, dans la foulée d’#AgressionNonDenoncee, que la parole libérait. Les féministes de ma génération sont nombreuses, et elles s’organisent, parlent, s’agitent… Elles font grand bruit!

Lorsque Pelletier parle des années 1970, elle décrit une époque d’effervescence sociale dont les femmes ont elles aussi profité. Mais le « renouveau » actuel, sur quelle trame politique et sociale se déploie-t-il? Dans quel contexte les jeunes féministes s’imposent-elles? Francine Pelletier parle ni plus ni moins d’une « petite noirceur ». Les féministes de sa génération ont vu naître et fleurir la révolution féministe. Elles ont participé à la création d’outils précieux qui ont porté et portent encore l’émancipation des Québécoises; ceux qu’on s’apprête justement à démanteler, « rigueur budgétaire oblige ». Les services de garde subventionnés dont on élimine le tarif universel. Le financement des groupes qui viennent en aide aux femmes victimes de violence et en situation de précarité qu’on jugule, tout comme celui des cliniques de planification des naissances. Sans parler de ces emplois qu’on supprime et précarise, dans le secteur public, et qui sont occupés majoritairement par des femmes. Lorsque l’auteure parle de petite noirceur, elle pointe le vent néolibéral et « austéritaire » qui souffle sur le Québec, et fait vaciller ce que les femmes ont acquis de chaude lutte.

Second début se conclut sur ces mots : « le Québec vaut mieux que ce qu’il est aujourd’hui ». C’est probablement le message le plus important à retenir de cet essai. Si belle fut la révolution féministe québécoise, encore faut-il rappeler que l’Histoire ne va pas que dans un sens, et que les gains d’hier peuvent très bien partir en fumée, si on n’y prend pas garde. La « grande marche vers l’égalité de fait » risque de ne jamais aboutir, si on ne s’élève pas contre les choix politiques qui, aujourd’hui, détruisent ce qui constitue les conditions mêmes de cette égalité.

Dans les prochains mois, les féministes qui se tiennent sur la ligne de départ de ce « second début » auront largement de quoi accomplir leurs premiers faits d’armes. À ceux qui disent que nous ne pouvons plus nous permettre d’épauler les femmes dans leur quête d’autonomie, elles répondront qu’au contraire, il y a des choses qu’on ne peut pas se permettre de perdre.