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Les mariées enchaînées

En Israël, une société pourtant progressiste, les rabbins célèbrent tous les mariages juifs… et gèrent toutes les procédures de divorce, …

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En Israël, une société pourtant progressiste, les rabbins célèbrent tous les mariages juifs… et gèrent toutes les procédures de divorce, au grand avantage des maris. Si un juif refuse de rompre son union, rien, ou presque, ne peut l’y forcer. Et devinez qui en paiera le prix?

« Mazel Tov Sous le dais nuptial,dans un parc surplombant la baie de Tel-Aviv, le fiancé vient de briser un verre de son pied. La jolie rousse qui sourit à ses côtés est désormais sa femme. Jeune,moderne, laïc, ce couple paraîtrait plus à sa place dans un bar branché que dans une synagogue. C’est pourtant un rabbin qui a célébré leur union, devant leurs proches et devant Dieu. « C’est la tradition, affirme Hadas, la jeune mariée. Je suis heureuse de me marier comme ma mère et ma grand-mère avant moi. »

Elle n’a pas vraiment eu le choix : en Israël, où plus de la moitié de la population se dit non pratiquante, le mariage civil n’existe pas. L’État hébreu reconnaît toutefois les unions contractées à l’étranger. L’année dernière, plus de 1 500 couples israéliens se seraient ainsi envolés pour Chypre, une petite île européenne située à moins de 400 km de Tel-Aviv, pour une « cérémonie express ».Des agences de voyages proposent même des séjours qui comprennent le transport, les nuitées dans un hôtel de
luxe, les frais de mariage et les fleurs. De retour en Israël, le couple nouvellement uni verra ses droits reconnus. Un paradoxe de plus dans ce pays où de nombreuses questions opposent laïcs et religieux.

« Ce que ces jeunes ne savent pas, c’est que s’ils sont tous deux juifs, ils auront quand même affaire aux rabbins s’ils veulent divorcer », explique Robyn Shames, directrice de l’International Coalition for Aguna Rights (ICAR), qui regroupe des associations militant pour les droits des femmes. «Les questions de la garde des enfants, de la pension alimentaire et du partage des biens peuvent être réglées aussi bien par la Cour civile que par la Cour rabbinique. Mais quoi qu’il arrive, tous les couples devront passer devant un tribunal rabbinique pour que le divorce soit prononcé. » Selon la loi juive, la Halakha, c’est l’homme qui doit remettre à sa femme l’acte
de divorce, appelé le get. Et il doit le faire de son plein gré, sous peine de nullité.

S’il refuse, ou disparaît sans laisser de traces, sa femme ne pourra pas refaire sa vie. Si elle a des enfants avec un autre homme, ceux-ci (et toutes les générations après eux!) seront considérés comme des mamzerim, des bâtards, donc des parias du point de vue de la religion. À l’inverse, un homme dont la femme refuserait de divorcer pourra procréer à nouveau sans conséquences pour les enfants, voire se remarier.

Son get, ça fait 10 ans que Lilach l’attend. Quand elle raconte son histoire, cette éducatrice en garderie de 44 ans oscille entre rage et lassitude. « J’ai été mariée 12 ans. Un mariage d’amour, duquel sont nés trois enfants.Mais mon mari a commencé à fréquenter une secte mystique. Et comme je ne le suivais pas dans ses délires, il me voyait comme un démon. Lorsque j’ai refusé qu’il amène notre fils de 10 ans à une réunion, il est devenu violent. Alors je suis partie…» Peu de temps après, Lilach obtient la garde des enfants devant le tribunal civil. Mais quand vient le moment d’officialiser le divorce, son mari disparaît. «Après quelques années, agacés, les rabbins
ont engagé un détective privé pour le retrouver. Il a alors été mené, menotté, devant la cour.Mais le juge, constatant qu’il n’était pas là de son plein gré, lui a dit de rentrer chez lui et de se représenter la semaine suivante pour me remettre l’acte de divorce. Il n’est jamais revenu…»

Le cas de Lilach est ainsi venu gonfler les statistiques des nombreuses Israéliennes dont les dossiers s’empoussièrent depuis des années sur les étagères des tribunaux rabbiniques. On les appelle les agunot, les « enchaînées au mariage ». Elles seraient des milliers, selon les associations qui comptabilisent aussi les femmes qui ont laissé tomber en cours de route, découragées. « Il y a aussi toutes celles dont le mari a monnayé le get, déplore Bastheva Sherman, une avocate spécialisée dans la défense des agunot. Ces femmes ont parfois à peine 30 ans. Elles ont la vie devant elles et n’ont pas la force de se lancer dans des années de procédures
pénibles. Alors elles cèdent au chantage. »

Une loi de 1995 permet pourtant au tribunal rabbinique d’imposer des sanctions aux maris récalcitrants, comme suspendre leur permis de conduire, bloquer leurs comptes bancaires, voire les envoyer en prison.Mais elles ne sont administrées que dans de rares cas, et seulement après de longues années de refus.

« Il est même de plus en plus fréquent que les juges, avant de prononcer un divorce, demandent à l’époux ce qu’il veut en échange. Or, souvent, celui-ci n’aurait jamais pensé à exiger quoi que ce soit si on ne le lui avait pas suggéré! constate Robyn Shames. Les rabbins ont l’impression que les tribunaux civils leur ont ôté certaines de leurs prérogatives. Maintenant que les femmes sont plus indépendantes et veulent faire reconnaître leurs droits, ils se crispent et deviennent de plus en plus stricts. »

Enfermée pendant de longues années dans un mariage malheureux, Aliza, une jolie quadragénaire mère de six enfants, a demandé le divorce il y a 11 ans déjà. Elle qui était très religieuse se dit « extrêmement déçue » de la manière dont elle a été traitée. «Chaque fois que nous passions devant la cour,mon mari avait de nouvelles exigences, raconte-t-elle. Il voulait payer moins – pourtant, 1 600 shekels (450 $CA) pour six enfants, ce n’était pas énorme –, il demandait que je retire la plainte que j’avais déposée contre lui pour coups et blessures… J’ai fait énormément de concessions, car je voulais être enfin tranquille. Mais systématiquement, la fois suivante, il arrivait avec une nouvelle demande. Et les rabbins me demandaient de tout accepter. Ce que moi, j’avais à dire, comment je vivais les choses, ils n’en avaient rien à faire. » Les procédures suivent toujours leur cours…

Un coup de main bienvenu

Depuis quelques années, le phénomène des agunot est de plus en plus médiatisé. Des associations essaient de sensibiliser l’opinion publique, organisent des manifs et font du lobbying à la Knesset, le Parlement israélien. Elles mettent aussi à la disposition de ces femmes des services d’écoute et d’aide juridique.

« Les situations dramatiques sont légion, constate Susan Weiss, fondatrice du Center for Women’s Justice (CWJ), une association qui représente des
agunot devant les tribunaux. Nous plaidons par exemple le cas d’une personne qui a été mariée à peine 3 mois et qui tente de divorcer depuis plus de 10 ans. »
En sélectionnant les cas dont il s’occupe, le CWJ tente de créer des précédents. « Nous demandons des dommages et intérêts aux
époux récalcitrants, mais aussi parfois à l’État d’Israël, pour la souffrance causée à ces femmes. Nous gagnons presque toujours, mais cela peut prendre plusieurs années. Il est aussi fréquent que des hommes acceptent finalement de signer l’acte de divorce pour ne pas payer, et que les femmes retirent leur plainte. Mais certains sont têtus : un homme est mort après avoir refusé de divorcer pendant plus de 30 ans. »

Aliza et Lilach sont elles aussi représentées par le CWJ. Pour cette dernière, ce combat n’est pas une question de religion. « Je ne suis pas pratiquante.Mais si je rencontrais quelqu’un, je voudrais pouvoir me remarier. J’aurais aussi voulu avoir d’autres enfants. Aujourd’hui, à 44 ans, c’est trop tard…»

Aliza, quant à elle, voit dans cette démarche une manière de se venger de tout ce qu’elle a enduré. « Je voudrais que mon mari réalise qu’il ne peut pas faire ce qu’il veut, qu’il se sente coincé comme je l’ai été pendant 10 ans. C’est ma façon de me sentir mieux. Je me bats pour moi, mais aussi pour les autres femmes. J’ai toujours cru en la justice. Et ce qui m’est arrivé n’a rien de juste. » Si elle tient à aller jusqu’au bout de la procédure, elle doute pourtant de pouvoir jamais divorcer. «Mon mari préférera payer ou aller en prison, dit-elle. Un jour, il m’a dit : “Si tu ne veux plus être ma femme, tu ne seras celle de personne d’autre.” Je ne serai libre que quand il
mourra. »

Selon Robyn Shames, « beaucoup de femmes laïques pensent encore, à tort, que tout cela ne les concerne pas ». « Elles ne réalisent que trop tard la tournure dramatique que peut prendre un mariage », regrette-t-elle. Pour elle, une solution serait d’envisager un accord prénuptial. «Quand on sait qu’en Israël, une union sur quatre se termine par un divorce, cela semblerait évident.Mais certains rabbins s’y opposent, et surtout, beaucoup de jeunes couples ne veulent pas en entendre parler. Comme s’ils ne voulaient pas gâcher la fête avec ce genre de considérations. Pourtant, s’ils ne peuvent pas en discuter sereinement quand ils s’aiment, quand le feront-ils?»