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Étoiles du Nord

Elles militent pour la sauvegarde de leur coin de pays. Portraits de femmes engagées.

Date de publication :

Dans les régions ressources du Nord-Est du Canada, de nombreuses familles amoureuses de leur coin de pays vivent à côté des mines à ciel ouvert, des barrages et des plateformes pétrolières. Rencontres avec trois activistes environnementales de la Côte-Nord, de la Nouvelle-Écosse et du Labrador présentes sur divers fronts pour assurer la sauvegarde de leur milieu de vie.

Isabelle Gingras, au chevet de la communauté

par Valérian Mazataud

Le 3 décembre 2009, coup de théâtre à Sept-Îles : un groupe de 20 médecins du centre hospitalier menacent de quitter la région si rien n’est fait pour stopper l’exploration d’uranium au nord de la ville.

À la tête de cette fronde, le pneumologue Bruno Imbeault et la psychiatre Isabelle Gingras. La sortie en révolte certains et en inspire d’autres, mais porte ses fruits. L’Institut national de santé publique du Québec met en place un comité d’étude, puis en 2013, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) entame une enquête, qui entraîne un moratoire de facto, toujours en vigueur.

Photographie d'Isabelle Gingras.
« ll faut avoir les reins solides et un bon réseau de soutien pour oser prendre position. »
 — Isabelle Gingras, psychiatre et militante environnementale

« On a fait ce qu’on avait à faire, mais ç’a été un épisode douloureux, se souvient aujourd’hui Isabelle Gingras. Il faut avoir les reins solides et un bon réseau de soutien pour oser prendre position, mais au moins je n’ai pas reçu de menaces de mort comme certains de mes collègues. »

La cause environnementale, c’est une troisième carrière pour Isabelle Gingras. D’abord planificatrice financière pour la Banque de Montréal parce qu’elle était « forte en maths », elle se réveille un beau matin à 25 ans, vend appartement et voiture et commence à travailler comme serveuse dans le Vieux-Montréal. Prochaine étape : un bac en biologie pour se remettre à niveau en science avant d’attaquer la médecine. C’est là qu’elle intègre les rangs du Groupe de recherche en intérêt public du Québec (GRIP) comme trésorière, aux côtés de Steven Guilbeault et Sidney Ribaux, futurs fondateurs d’Équiterre.

Nous sommes alors en 1992 et la graine de militante environnementale allait entrer en dormance pour céder la place à une médecin bien occupée, mais aussi à une mère de famille.

En 2008, deux ans après son arrivée à Sept-Îles, elle entend parler du projet de la société minière La Terra Ventures. « Ma première inquiétude concernait mes enfants. C’est d’abord pour eux que j’ai fouillé le dossier. » Aujourd’hui, la tempête est passée, mais le danger n’est pas écarté pour autant, estime la psychiatre, consciente que c’est surtout la chute du cours de l’uranium qui a fait lâcher le morceau à l’industrie. L’opposition, elle, est là pour rester. « Les compagnies exploratoires vont y penser à deux fois! »

Active au sein de l’Association canadienne des médecins pour l’environnement, elle s’intéresse à la refonte de la législation sur les mines à ciel ouvert. Trop peu de médecins prennent position dans les dossiers environnementaux, déplore-t-elle. « Pour moi, cela fait partie de mon rôle, c’est une façon de repayer la société. »

Mary Gorman, la combattante

par Pierrick Blin

En 1988, après une dizaine d’années passées à New York, Mary Gorman retrouve son village natal de Merigomish, dans le comté de Pictou, en Nouvelle-Écosse. Peu après son retour, alors qu’elle s’apprête à se lancer dans la baie pour nager, elle est foudroyée par ce qu’elle y trouve : la plage de son enfance est recouverte de résidus noirâtres, gracieuseté de l’usine de papier voisine. « Je me suis rendue à la résidence la plus proche pour appeler le patron de la compagnie; je lui ai demandé s’il réalisait ce qu’il était en train de faire, dit-elle. Nous avons organisé une manifestation aussitôt. » Ce n’était que le début d’un long combat pour la préservation du golfe du Saint-Laurent.

Mme Gorman s’est d’abord installée à New York pour suivre une formation en création littéraire. Choquée par le sort réservé aux sans-abri, elle bifurque rapidement vers le travail social. « Je venais d’un endroit où tout le monde se connaissait et où on ne traitait pas une personne comme ça », explique-t-elle.

Photographie de Mary Gorman.
« Ce qui me choque le plus, c’est cette tendance à violer la nature comme si rien n’était sacré. »
 — Mary Gorman, consacrée héroïne environnementale par Elizabeth May, cheffe du Parti vert du Canada

Depuis, elle a enchaîné les combats, dont certains victorieux. On lui doit entre autres l’abandon progressif, à partir de 2003, d’un projet d’exploration pétrolière par la société Corridor Resources au large du Cap-Breton. Elle en est ressortie épuisée. « Ça a presque détruit mon mariage », admet-elle. De plus, les victoires sont rarement définitives. « Les activistes de longue date vous diront qu’on ne gagne jamais, on ne fait que retarder. »

Son rêve? « J’aimerais bien arriver à obtenir un moratoire sur l’exploitation pétrolière dans tout le golfe du Saint-Laurent. Il suffit de laisser passer une seule plateforme pour que tout soit fini et qu’il y en ait partout. C’est comme ça que fonctionne l’industrie. » Depuis 2010, Corridor Resources intensifie ses démarches pour forer un puits d’exploration à Old Harry, en plein cœur du golfe. « Risquer quelque 50 000 emplois renouvelables dans la pêche et le tourisme contre une centaine d’emplois à court terme, en sachant en outre que plus de 2 000 espèces migrent par ce chenal? C’est ridicule et insensé! » s’insurge-t-elle, rappelant au passage que c’est justement un puits d’exploration qui a causé la catastrophique marée noire dans le golfe du Mexique en 2010.

Sa contribution à la cause environnementale lui a valu les éloges de sa bonne amie et chef du Parti vert du Canada, Elizabeth May, qui l’a même consacrée « héroïne environnementale » en 2013. Après toutes ces années de lutte, la motivation de Mary Gorman reste intacte. « Ce qui me choque le plus, c’est cette tendance à violer la nature comme si rien n’était sacré. »

Elizabeth Penashue, la guide

par Antoine Dion-Ortega

L’hiver dernier, Elizabeth Penashue — « Tshaukuesh » pour les intimes — a effectué son dernier périple sur sa terre natale. Le 18 février, elle a enfilé ses raquettes, harnaché ses chiens et chargé ses traîneaux, avant de quitter la réserve innue de Sheshatshiu, au nord de Goose Bay. Elle n’était pas seule : une dizaine de membres de sa communauté l’ont accompagnée dans ce voyage de trois semaines au cœur de nutshimit, « notre terre », qui s’étend au-delà du lac Melville, au Labrador. L’objectif? Fouler le lieu qui l’a vue grandir — le dernier qu’ont habité les Innus avant leur établissement définitif dans les réserves.

Voilà près de 15 ans que cette infatigable militante guide sa descendance sur le meshkanu — « le chemin à suivre ». « J’ai toujours amené les enfants dans la forêt pour qu’ils apprennent, raconte-t-elle. Si vous ne leur enseignez pas, que vont-ils faire lorsqu’ils grandiront? » Ses 9 enfants, puis ses 39 petits-enfants, ont ainsi tour à tour appris à chasser, à trapper et à survivre en forêt.

Photographie de Elizabeth Penashue, militante innue.
«  [Les femmes] n’allaient pas aux rencontres, ne parlaient jamais. Je sentais qu’elles étaient endormies, alors j’ai voulu les réveiller. »
 — Elizabeth Penashue, militante innue

Figure de proue du militantisme innu,MmePenashue s’est fait connaître dans les années 1990, lorsque le projet minier de Voisey’s Bay suscitait une opposition féroce chez les Innus et les Inuits du Nord-Est du Labrador. Puis, à la fin de la décennie, ce sont les vols à basse altitude des avions de chasse de l’OTAN — menés à partir de la base militaire de Goose Bay — qui mettaient le feu aux poudres. En 1999, Elizabeth Penashue a d’ailleurs été condamnée à deux mois de prison à la suite d’une manifestation particulièrement agitée. C’est là qu’elle a pris conscience de l’urgence d’intégrer les femmes aux luttes de sa communauté. « Elles n’allaient pas aux rencontres, ne parlaient jamais. Je sentais qu’elles étaient endormies, alors j’ai voulu les réveiller. »

Depuis quelques années, les Innus du Labrador font face à une nouvelle menace : le projet hydroélectrique de Muskrat Falls, sur la rivière Churchill, qui inondera plus de 40 km2 de terres ancestrales et produira assez de mercure pour mettre en danger toute la faune en aval. Cette fois, les femmes sont aux premières lignes de la lutte. « Plus de femmes s’inquiètent pour leur communauté. Quand je suis allée donner des conférences à Labrador City, les assistances comptaient plus de femmes que d’hommes. Je vois la force dans leurs yeux. »

Après le décès de son mari en 2013,MmePenashue n’a pas abandonné la lutte et a décidé d’effectuer une visite symbolique au chantier de Muskrat Falls. Hélas, la société d’État Nalcor Energy lui a refusé l’accès. « Nous y allons depuis des milliers d’années, c’est notre rivière, s’indigne-t-elle. Eux ne sont pas d’ici. Quand ils auront fini d’en exploiter les ressources, ils repartiront chez eux et ne penseront plus à ce qu’ils ont fait. Mais les Innus vont rester. Mes petits-enfants vont rester. »