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Députées kurdes – l’égalité comme combat

Femmes parlementaires kurdes : encore de beaux combats à mener.

Date de publication :

Au nord de l’Irak, la région du Kurdistan vit une transition spectaculaire depuis une dizaine d’années. Lorsqu’elle a été libérée du joug de Saddam Hussein en 2003, elle s’était déjà dotée d’institutions quasi étatiques, bases d’un futur État. Dans ce contexte, et au sein d’une société encore conservatrice, les femmes se battent pour avoir leur mot à dire sur les plans législatif et exécutif. Grâce à la mise en place d’un quota, elles occupent aujourd’hui 30 % des sièges du Parlement.

« Être députée, c’est un rêve qui se réalise », confie Rewaz Faiaq Huseen dans un café de Souleymanieh, la seconde ville du Kurdistan irakien, région officiellement autonome depuis 2005. « M’occuper des problèmes des gens, répondre à leurs questions, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, poursuit cette professeure de droit des affaires à l’université. J’ai fait de longues études pour ne pas ressembler à ma mère, qui restait à la maison pour prendre soin de nous sans pouvoir participer au budget du ménage et qui n’avait, de fait, pas son mot à dire. »

Photographie de Parwa Ali Hama.
« Nous avons de très bonnes lois, mais elles ne sont pas suffisamment appliquées. Il faut encore voter des amendements et surtout, réaliser un vrai suivi de leur application. »
 — Parwa Ali Hama, députée au Parlement du Kurdistan

Élevée dans un petit village par des parents peu éduqués, la jeune femme, dès ses 18 ans, s’implique activement dans des organisations étudiantes puis féminines au sein du parti de l’Union patriotique du Kurdistan. Lors de l’élection du 21 septembre 2013, elle sort auréolée d’un poste de députée pour sa première candidature, sans avoir eu besoin du quota de 30 % dont bénéficient les femmes, en vigueur depuis 2009 (préalablement fixé à 25 % aux élections de 2005). Fièrement, elle fait remarquer que plus d’hommes que de femmes ont voté pour elle. Un tour de force! « En 1992, lors de la création du Parlement kurde, la présence de femmes députées avait suscité de mauvaises réactions, tant au sein de l’hémicycle que dans la société. Mais les gens ont changé, assure-t-elle, même si nous devons encore nous battre contre nos homologues masculins pour trouver notre place sur l’échiquier politique. »

Ces changements prennent parfois du temps à prendre racine. À preuve, Rewaz Faiaq Huseen n’est plus en contact avec son frère aîné depuis cinq ans. « Il est très conservateur et ne conçoit pas que je puisse apparaître dans des émissions télévisées, raconte-t-elle. Certaines personnes ont même demandé à mon père comment il me laissait participer à des élections, mais il m’a toujours soutenue. »

Photographie de Vala Ibrahim, députée du Parti démocratique du Kurdistan.
« Quand on fait campagne, il faut […] participer à des rencontres composées essentiellement d’hommes. Eux sont libres d’aller où ils veulent et de rester avec des étrangers. Pour les femmes, c’est différent. Mais je suis capable de me battre. »
 — Vala Ibrahim, députée du Parti démocratique du Kurdistan et présidente de la commission des lois au Parlement

Les difficultés que rencontre également Vala Ibrahim, députée du Parti démocratique du Kurdistan et présidente de la commission des lois au Parlement. « Il faut toujours lutter quand on est une femme, ce n’est jamais facile, quel que soit le travail, explique-t-elle dans son bureau au Parlement, basé à Erbil, la capitale du Kurdistan. Quand on fait campagne, il faut se mêler à la foule, participer à des rencontres composées essentiellement d’hommes. Eux sont libres d’aller où ils veulent et de rester avec des étrangers. Pour les femmes, c’est différent. Mais je suis capable de me battre, je l’ai déjà fait. »

Un mirage?

Depuis un an, sur les 111 sièges disponibles au Parlement, 34 sont occupés par des femmes, dont 13 ont été élues sans l’aide du quota. Un pourcentage beaucoup plus élevé que dans la plupart des pays arabes, et meilleur que les 25 % à la Chambre des communes canadienne. Ce résultat surprend dans une société encore conservatrice, où les femmes demeurent la cible privilégiée des violences, notamment des crimes dits d’honneur. Au Kurdistan irakien, pour les seuls mois de juin, juillet et août 2014, 1 990 cas de violences auraient été déclarés à la police, selon le ministère de l’Intérieur. Dans le détail, entre autres : 14 meurtres, 11 suicides, 43 immolations par le feu et 15 auto-immolations.

« Ne vous fiez pas à ces grandes tours modernes, avertit San Saravan, un réalisateur travaillant pour différentes ONG. La société est encore basée sur des normes traditionnelles où la femme est garante de l’honneur de la famille et peut être l’objet de son déshonneur. Certes, depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les femmes sont plus libres de leurs mouvements, plus indépendantes financièrement, mais les contradictions sociales persistent. Ici, on tue des femmes. Nous avons encore besoin de beaucoup de temps. »

Du temps, c’est ce que demande Florin Seudin, directrice générale du Haut Conseil pour les femmes. « Depuis 2005, le premier ministre Netchirvan Barzani s’est fixé comme priorité de diminuer les violences faites aux femmes, considérant ce problème comme l’une des deux plus grandes plaies de la région avec la corruption, affirme-t-elle. Tous ensemble, nous devons faire pression pour améliorer leurs conditions de vie et nous battre pour leurs droits. »

Coup de pouce législatif

En 2008 et 2011 notamment, grâce aux travaux d’activistes et de députées, plusieurs amendements et textes de loi ont été votés en ce sens. Ils interdisent par exemple l’excision et les mariages forcés, encadrent et limitent la polygamie et mettent en place des cours spécialisées ou des refuges pour les femmes victimes de violences. Des avancées importantes, mais insuffisantes.

Dans une annexe du Parlement à Souleymanieh, la députée Parwa Ali Hama discute avec deux de ses consœurs, en attendant la réunion de leur commission parlementaire. « Nous avons de très bonnes lois, mais elles ne sont pas suffisamment appliquées, affirme-t-elle. Il faut encore voter des amendements et surtout, réaliser un vrai suivi de leur application. »

Et si son parti, Goran, a notamment proposé de créer un revenu minimum pour les femmes au foyer afin qu’elles ne dépendent plus de leur mari, la députée explique que les problèmes liés aux femmes ne sont pas ses seules priorités. Comme n’importe quels députés, les femmes au Parlement s’intéressent au déficit budgétaire, à la corruption, à l’élaboration de la Constitution kurde, à la gestion des ressources pétrolières et à la sécurité.

Le réel pouvoir

Alors que ces femmes politiques se sont battues pour obtenir le droit de représenter le peuple, quelle est leur véritable marge de manœuvre? « Les femmes au Parlement? Elles n’ont pas de voix du tout. Ce sont des marionnettes, plus simples à manipuler qu’un homme, ose San Saravan. Dans la société kurde, la notion d’individu n’existe presque pas : on ne vous regarde pas en tant que personne, c’est votre famille qui compte. Les députées ne peuvent rien faire puisqu’il n’y a qu’un seul discours, celui de leur chef de parti. Les partis politiques kurdes veulent montrer au monde leur ouverture d’esprit, mais l’égalité des sexes n’est qu’une façade. Comparativement à ce qu’elles auraient la capacité de faire à leur poste, les députées ne font rien. »

Delphine Darmency
Affiches de l’élection législative du 21 septembre 2013 dans les rues d’Erbil, capitale du Kurdistan irakien.

Parwa Ali Hama ne partage évidemment pas ce jugement sévère. « Parfois, au Parlement, je me sens seule, avoue-t-elle. Nous devons obéir aux partis, c’est vrai, mais je ne vote pas si je ne crois pas au texte de loi. Par exemple, je n’ai pas voté la formation du gouvernement : une seule femme ministre sur 21 postes, ça n’a pas de sens. Les hommes sont toujours les plus puissants, ils ne laissent pas de place aux femmes, alors qu’ils n’ont pas plus d’aptitudes que nous pour légiférer et représenter le peuple. C’est pour cela que nous avons besoin du quota, un concept qui ne me plaît pas mais qui reste indispensable pour avoir des femmes élues. »

Un quota que toutes, de Parwa Ali Hama à Florin Seudin en passant par Rewaz Faiaq Huseen, souhaitent voir appliqué également au gouvernement — une proposition de loi est d’ailleurs en préparation à ce sujet. « Petit à petit, nous n’aurons plus besoin de quotas, jusqu’à ce que les femmes et les hommes soient à égalité, espère Vala Ibrahim. Vous savez, si les femmes votaient pour les femmes, on n’en aurait déjà plus besoin. »

Mais les mentalités conservatrices ont la vie dure. Pour Reben, 24 ans, photographe, « les femmes sont trop émotives pour faire de la politique ». Quant à Mohammed, chauffeur de taxi, la cinquantaine, il s’interroge : « Même si les femmes ont les mêmes aptitudes que les hommes, qui s’occupera des enfants, de la cuisine et du ménage? »

Les femmes parlementaires kurdes ont encore de beaux combats à mener. Au moins, elles sont d’ores et déjà un exemple pour beaucoup d’autres pays.

Un conflit qui s’enlise

Depuis 1925, les Kurdes sont disséminés dans quatre pays : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Depuis quelques mois, le Kurdistan irakien est un acteur de premier plan dans le conflit opposant l’État islamique (ÉI) à la coalition internationale menée par les États-Unis. En octobre, la presse internationale rapportait l’entrée des premiers Kurdes irakiens dans Kobané, une ville kurde de la Syrie assiégée depuis 40 jours par les djihadistes de l’ÉI. Pour agir, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), présidé par Massoud Barzani, dispose d’une armée (les peshmergas) composée de 190 000 hommes. Ces troupes sont soutenues par les bombardements aériens américains et les livraisons d’armes provenant des États-Unis et d’Europe. Outre la libération des communautés kurdes du joug de l’ÉI, l’autonomie du Kurdistan irakien et l’appropriation de territoires riches en ressources sont au cœur des combats menés actuellement.