Aller directement au contenu

Femmes autochtones sous le radar

Portait d’un regard médiatique et social sur les femmes autochtones disparues ou assassinées.

Date de publication :

Malgré des dizaines de disparitions et d’assassinats chaque année, ainsi que de graves problèmes de violence familiale, les femmes autochtones continuent d’obtenir une part négligeable de l’attention des médias et de la société. Même le nouveau plan d’action du gouvernement Harper pour contrer cette violence déçoit. En amont de ce manque d’intérêt, ce sont d’abord les perceptions qu’il faut changer.

Depuis 30 ans, 1 181 femmes autochtones ont été assassinées ou ont disparu, révèle un récent rapport de la Gendarmerie royale du Canada. Longtemps, les médias généralistes s’en sont peu préoccupés. Au Canada, les victimes autochtones recevaient au début des années 2000 jusqu’à trois fois et demie moins d’attention médiatique que les victimes caucasiennes, selon Kristen Gilchrist, chercheuse à l’Université de Carleton. Aujourd’hui pourtant, la pression s’accentue sur le gouvernement canadien pour la tenue d’une commission d’enquête publique nationale.

Voici, en quatre entrevues, le portrait d’un regard médiatique et social qui commence à changer.

Plan d’action controversé

Depuis 2012, plusieurs voix, dont celles de l’Assemblée des Premières Nations, réclament une enquête publique nationale sur les femmes autochtones assassinées ou disparues. Le 15 septembre dernier, le gouvernement fédéral présentait son Plan d’action pour contrer la violence familiale et les crimes violents à l’endroit des femmes et des filles autochtones. Celui-ci prévoit entre autres « l’élaboration d’un plus grand nombre de plans de sécurité communautaire tant dans les réserves qu’à l’extérieur de celles-ci, tout en s’assurant que les familles reçoivent le soutien nécessaire pour avoir accès au système judiciaire et le comprendre » (plus de détails ici). Malgré un investissement de 25 millions de dollars sur cinq ans, ce plan d’action est jugé insatisfaisant par plusieurs communautés et intervenants. Ses détracteurs lui reprochent de ne pas avoir été élaboré de concert avec les peuples autochtones, de ne pas s’attarder aux racines profondes de la discrimination systémique et d’esquiver la tenue d’une enquête nationale. Le gouvernement de Stephen Harper nie toujours le caractère sociologique du problème de la violence envers les femmes autochtones.

L’avis de Widia Larivière

La Gazette des femmes vous invite à lire aussi le très inspirant texte d’opinion de Widia Larivière, militante féministe des causes autochtones et cofondatrice d’Idle No More Québec. C’est par ici!

Les cas médiatisés… et les oubliés

Gazette des femmes : Quel est le traitement médiatique accordé aux femmes autochtones disparues ou assassinées?

Michèle Taïna Audette, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada : À travers le Canada, on assiste à une vague d’appuis jamais vue. Les meurtres de deux femmes ont surtout attiré l’attention des médias. Le premier est celui de Loretta Saunders, en février dans les Maritimes. Cette étudiante inuite dont la maîtrise portait sur les femmes autochtones assassinées ou disparues était enceinte. Même la chaîne Al Jazeera en a parlé. Le second est celui de Tina Fontaine, 15 ans, dont le corps a été retrouvé en août. On l’a agressée, tuée, démembrée et jetée dans la rivière Rouge, à Winnipeg. En juin, Marlene Bird a été battue et brûlée atrocement dans un stationnement de Prince-Rupert, en Colombie-Britannique; on a dû lui amputer les jambes. Mais elle n’a pas fait la une des journaux. Seuls CBC et APTN ont levé le drapeau.

Photographie de Michèle Taïna Audette.
« Depuis 2003, on observe une hausse de disparitions chez nos jeunes filles, mais l’attention n’est pas sur elles. Leur avis de disparition paraît vite, vite, c’est tout. On n’en fait pas un plat… »
 — Michèle Taïna Audette, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada

Entre les deux meurtres les plus médiatisés, de une à sept femmes autochtones ont disparu chaque mois. Elles sont souvent jeunes. Depuis 2003, on observe une hausse de disparitions chez nos jeunes filles, mais l’attention n’est pas sur elles. Leur avis de disparition paraît vite, vite, c’est tout. On n’en fait pas un plat… Ma petite-cousine de 12 ans a disparu cette année. Lorsque j’ai reçu le coup de fil, cela faisait 24 heures qu’on l’avait vue entrer dans une voiture. La famille s’est mobilisée et s’est déplacée à Québec pour soutenir la mère en détresse. Finalement, on l’a retrouvée deux jours plus tard, grâce à Facebook. Et on a pu retrouver le gars qui l’avait leurrée. Les policiers nous ont appuyés, ce sont les seuls. Pourtant, lorsque des enfants [non autochtones] disparaissent, même lorsqu’ils sont âgés de 2 jours, on en entend parler, et la société civile soutient la famille dans l’épreuve.

La réaction du public n’est donc pas la même?

Il n’y a pas de commotion nationale autour de la disparition des femmes autochtones. Les bénévoles du groupe Drag the Red River font présentement le travail de la police. Les familles des disparues ainsi que d’autres volontaires fouillent la rivière à Winnipeg. [NDLR : L’initiative a été mise sur pied par Bernadette Smith, dont la sœur Claudette Osborne est disparue en 2008.] La police leur a dit : « Si vous trouvez quelque chose, appelez-nous. » C’est incroyable! Tranquillement, les gens commencent à donner un coup de main, à apporter de la nourriture.

Préjugés et vulnérabilité

Gazette des femmes : À quels préjugés se heurtent les autochtones qui arrivent en milieu urbain?

Édith Cloutier, directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or : Aux préjugés tenaces à l’égard des autochtones : ils sont tous alcooliques, n’ont pas de travail ou ont de la difficulté à garder un emploi… Ces idées préconçues maintiennent les autochtones à l’écart par rapport à la société dominante. Les centres d’amitié autochtones souhaitent créer des ponts entre les autochtones et les non-autochtones.

Photographie d'Édith Cloutier, directrice générale.

« Les autochtones, hommes comme femmes, sont marqués du traumatisme d’avoir été « parqués » dans des réserves et d’avoir dû s’adapter rapidement à ce mode de vie. Les pensionnats indiens ont créé des ruptures profondes dans la trame familiale : pendant près de 100 ans, les réserves ont été vidées des enfants d’âge scolaire. »
 — Édith Cloutier, directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or

Pourquoi y a-t-il tant de victimes autochtones?

Les femmes autochtones ont d’abord concentré leur lutte sur la vulnérabilité qu’elles vivent dans leurs communautés. Femmes autochtones du Québec a mené de grandes campagnes de sensibilisation à la violence conjugale et familiale dès les années 1990. C’est la trame de fond lorsqu’il est question des femmes assassinées ou disparues. On doit revenir en arrière pour mettre en contexte cette vulnérabilité, faire un détour par la Loi sur les Indiens, par les cicatrices qu’ont laissées les pensionnats. Les autochtones, hommes comme femmes, sont marqués du traumatisme d’avoir été « parqués » dans des réserves et d’avoir dû s’adapter rapidement à ce mode de vie. Les pensionnats indiens ont créé des ruptures profondes dans la trame familiale : pendant près de 100 ans, les réserves ont été vidées des enfants d’âge scolaire.

Est-ce à cause des préjugés que les victimes ne se retrouvent pas dans les journaux?

Ce qui arrive dans les communautés passe de toute façon sous le radar, qu’importe le sujet. En Abitibi, cela fait plusieurs années qu’une grande partie de l’école primaire Amo Ososwan de Winneway est fermée parce que les classes sont infectées de champignons. Ailleurs, personne n’accepterait que le droit à l’éducation soit ainsi brimé. En outre, pour bien comprendre la violence faite aux femmes autochtones, comme je viens de l’évoquer, il faut remonter un peu le cours de l’histoire. Cela demande du temps. Du temps que les médias n’ont pas.

Quelles solutions sont adoptées pour contrer la vulnérabilité des femmes autochtones?

Les solutions durables et efficaces sont portées par les autochtones eux-mêmes. Aujourd’hui, les enfants des enfants qui ont connu les écoles résidentielles refusent d’être des victimes et optent plutôt pour la réconciliation; ils souhaitent mettre en valeur la richesse de leur culture et la fierté de leur identité. Par exemple, le Conseil de la nation atikamekw a sa propre autorité en matière de protection de la jeunesse, et favorise une approche culturellement pertinente. En outre, le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or (CAAVD) construira 24 unités de logements sociaux pour familles autochtones à Val-d’Or, dans la foulée d’une initiative visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Le CPE autochtone Abinodjic-Miguam, situé dans l’immeuble du CAAVD et dont le programme éducatif repose sur la culture du peuple algonquin, est ouvert aux enfants non autochtones. On souhaite y créer des ponts.

Les barrières médiatiques

Gazette des femmes : Quels obstacles se dressent entre les victimes autochtones et les salles de rédaction?

Loreen Pindera, journaliste à Ici Radio-Canada, bureau de Montréal, et coauteure de People of the Pines: The Warriors and the Legacy of Oka : Cela fait 30 ans que je m’intéresse au fait autochtone dans le cadre de mon travail. La Commission d’enquête sur l’administration de la justice et les autochtones, qui s’est penchée sur le cas de Helen Betty Osborne, a été la toute première histoire que j’ai couverte; c’était au Manitoba dans le milieu des années 1980. Cette jeune Crie de 19 ans était pourtant morte en 1971. Elle vivait dans une résidence à The Pas, où elle terminait ses études au collège. On a longtemps cru que son petit copain était coupable, mais finalement ce sont quatre jeunes Blancs soûls qui l’ont tuée. Cela a pris 15 ans à la police pour résoudre l’affaire, même si elle avait des doutes au départ sur les coupables. La vérité, c’est que les reporters font un meilleur travail maintenant. Le cas de Robert Pickton en Colombie-Britannique a réveillé bien des consciences.

Photographie de Loreen Pindera.

« Une nouvelle génération de leaders autochtones féminines sensibilise le public et nous force à ne plus ignorer le sort des femmes autochtones. Je pense à Ellen Gabriel, à Michèle Taïna Audette, à Alanis Obomsawin. »
 — Loreen Pindera, journaliste à Ici Radio-Canada, bureau de Montréal, et coauteure de People of the Pines: The Warriors and the Legacy of Oka

L’anonymat des femmes autochtones demeure un obstacle. Quand elles arrivent en ville, elles sont souvent au bas de l’échelle sociale. [NDLR : La majorité des disparitions et des meurtres ont lieu en milieu urbain, comme l’indique les résultats de recherche de l’initiative Sœurs par l’esprit coordonnée par l’Association des femmes autochtones du Canada en 2010.] Je pense aux jeunes filles, aux femmes qui souhaitent quitter la réserve, ou aux prostituées. Leur famille et leur cercle social sont loin. Si personne ne se lève pour sensibiliser les médias, elles restent anonymes.

Ces cas sont très différents de l’histoire de Tiffany Morrison, disparue de Kahnawake en 2006. Sa sœur Mélanie a remué ciel et terre pour qu’on la retrouve : elle a contacté les médias, talonné les policiers. On a beaucoup parlé de cette disparition. Deux éléments sont intervenus ici : la proximité géographique et le fait que la famille a accordé sa confiance aux médias. Ce n’est pas toujours le cas. Dans les petites communautés isolées, les journalistes sont vus comme des fouille-merdes, des étrangers qui débarquent lorsqu’il y a un problème. Pour faire une lecture juste d’un événement dans une communauté, il faut construire une confiance mutuelle et repérer les personnes fiables. Ce n’est pas facile lorsqu’on est de passage le temps d’une histoire.

Le contexte social dans les réserves est souvent difficile : violence familiale, agressions sexuelles, consommation d’alcool ou de drogues. Le réflexe de la communauté sera peut-être de protéger l’un des siens, même si c’est un meurtrier. Il ne faut pas être effrayé de parler de ces problèmes, mais il faut les mettre en contexte. Je crois que bien des salles de rédaction sont sensibles aux réalités autochtones, mais il faut pouvoir bien couvrir les événements malgré le manque de ressources. Par exemple, si on parle d’un meurtre au Nunavik qui implique un fusil, il faut savoir que tout le monde en a un dans la communauté. La langue est parfois aussi une barrière.

Pourquoi fait-on un meilleur travail maintenant?

La Gazette de Montréal vient de réaliser un reportage sur les policiers de la réserve d’Opitciwan qui devrait servir de modèle. Les journalistes ont visiblement passé plusieurs jours sur les lieux. C’est emblématique d’une sensibilité nouvelle. Les salles de rédaction ont changé depuis mes débuts. À CBC, les reporters viennent d’un peu partout. Il y a beaucoup plus de femmes, aussi. Nous n’avons pas de journalistes autochtones avec nous, cependant, mais nous échangeons parfois des articles avec l’équipe de CBC consacrée aux nouvelles qui touchent les autochtones. Radio-Canada n’a jamais eu si peu de ressources pour faire le travail; on ne peut donc plus couvrir toutes les histoires. On pourrait faire plus, même si on fait mieux qu’avant.

Un autre changement majeur est le fait qu’une nouvelle génération de leaders autochtones féminines sensibilise le public et nous force à ne plus ignorer le sort des femmes autochtones. Je pense à Ellen Gabriel, à Michèle Taïna Audette, à Alanis Obomsawin, même si elle est d’une autre génération. Ces femmes éduquées, qui savent utiliser les médias sociaux, nous poussent à faire de cet enjeu une priorité.

Traitement égalitaire

Gazette des femmes : On accuse les médias de peu couvrir les victimes autochtones. Quel est votre avis sur la question?

Jules Richer, chef des nouvelles à l’Agence QMI : Nous sommes spécialisés dans les faits divers de première ligne. Nous ne couvrons donc pas les cas de violence conjugale. [NDLR : C’est le cas de la plupart des médias généralistes.] Nous voyons les cas de disparition comme un service public. Nous diffusons les avis que les corps policiers nous envoient, en les traitant de façon neutre, sans filtre. Nous en recevons beaucoup, parfois deux ou trois par jour. Dans certains cas, les avis peuvent entraîner un suivi de notre part. Ce fut le cas pour l’ouvrier agricole guatémaltèque qui a disparu à Saint-Lin–Laurentides au début de septembre.

Photographie de Jules Richer.

« Nous voyons les cas de disparition comme un service public. Nous diffusons les avis que les corps policiers nous envoient, en les traitant de façon neutre, sans filtre. » — Jules Richer, chef des nouvelles à l’Agence QMI

Il arrive rarement que nous reparlions de ces disparitions, à moins que la police demande notre collaboration pour aller chercher l’aide du public. De mémoire, c’est arrivé une seule fois depuis que je suis ici, pour la disparition en 2008 d’une jeune fille de Maniwaki, Shannon Mary Mathewsie-Alexander. [NDLR : Elle a disparu avec la jeune Maisy Odjick. Les deux filles n’ont jamais été retrouvées.]