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Prisonnières du mariage

En Israël, un centre vient en aide aux femmes qui sont prisonnières de leur mariage.

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En Israël, seuls les hommes peuvent demander le divorce. Condamnées à maintenir leur union, de plus en plus de femmes luttent pour recouvrer leur indépendance grâce à l’aide de Susan Weiss, avocate féministe et engagée.

Elle porte les cheveux très courts, à la garçonne. Après s’être couvert la tête pendant des années, dans la stricte observance de la tradition juive orthodoxe, Susan Weiss a décidé de tout changer. Installée en Israël depuis plus de 10 ans, cette avocate américaine a fait du droit des femmes un combat quotidien. Dans un pays à la fois moderne et traditionnel, démocratique et religieux, la tâche est ardue.

« J’ai commencé par créer Yad La Isha (« La main tendue vers la femme » en hébreu), une organisation féministe qui visait à défendre les femmes en faisant pression sur les hommes. Je me suis vite aperçue que c’était un processus limité. Il fallait avant tout changer la perception que les principales intéressées avaient d’elles-mêmes », analyse-t-elle.

Photographie de Susan Weiss.
« […] ces femmes religieuses, héritières d’une longue tradition patriarcale, peu habituées à se faire entendre, encore moins à s’opposer […] tentent de s’élever contre des lois anciennes promulguées pour protéger les hommes en tant que chefs de famille. »
 — Susan Weiss, avocate féministe et fondatrice du Center for Women’s Justice

En 2004, elle fonde le Center for Women’s Justice, un pionnier dans la lutte contre les injustices commises au nom de la religion. Au cœur de Jérusalem, dans un immeuble anonyme, l’association est un îlot de bienveillance pour celles qui ont besoin d’écoute, de soutien et, parfois, d’une aide juridique. Principale mission pour Susan et les avocates de l’organisation : défendre les plaignantes dont le mari refuse de divorcer. La loi juive stipule en effet qu’une femme ne peut pas réclamer directement la séparation. Seul son époux est habilité à faire une demande auprès des autorités rabbiniques. Le mariage est alors dissous par une décision de justice appelée guett. Une véritable arme pour les maris récalcitrants.

Si le droit civil et rabbinique coexistent en Israël, seule la cour religieuse est compétente dans les affaires de droit familial, comme le veut la tradition biblique. « Nous recevons tous les jours des appels de femmes désespérées, piégées dans une union qu’elles ne souhaitent plus et qui n’ont aucun recours juridique », se désole Shoni Pomerantz, travailleuse sociale au Center for Women’s Justice.

Une situation particulièrement délicate pour les femmes de la communauté haredi (« ultra-orthodoxe » en hébreu). Élevées en vase clos et soucieuses de préserver leurs traditions, il leur faut beaucoup de courage pour briser le tabou du divorce : elles risquent la répudiation, l’insécurité affective et matérielle

La vie sur « pause »

C’est ce qu’a vécu Anat*, une jeune femme d’une trentaine d’années. Les yeux baissés, elle raconte son histoire. « Je me suis mariée avec un homme de notre communauté que je connaissais peu. Je pensais que m’unir à quelqu’un du même milieu que moi pourrait m’éviter des déceptions. Mais nous nous entendions mal. Malgré les réticences de mes parents, je voulais divorcer. En 2000, j’ai finalement trouvé le courage de me lancer dans les démarches. Nous avions rendez-vous au tribunal rabbinique, mais mon mari a refusé de se présenter devant la cour. Pendant quatre ans, mon avenir est resté en suspens. »

Une attente douloureuse pour Anat, désormais condamnée à vivre en marge des siens. « En 2004, la justice civile l’a enfin contraint à se présenter au procès. Menotté comme un délinquant, il a dû comparaître devant les rabbins, se souvient la jeune femme avec amertume. Lors de l’audience, ils ont été très cléments avec lui. Ils l’ont même autorisé à revenir quelques jours plus tard en échange de sa promesse de me donner mon guett. On ne l’a pas revu pendant cinq ans. »

Sous le choc, Anat a dû rebondir rapidement pour pouvoir continuer à élever ses trois enfants. Sans ressources, criblée de dettes causées par ces longues procédures juridiques, elle s’est tournée vers l’association de Susan Weiss. « J’étais dans l’impasse. J’avais l’impression que personne ne voulait entendre mes revendications, pourtant légitimes. Je suis profondément croyante et respectueuse des préceptes de la religion, mais si une femme n’est plus heureuse dans son mariage, comment peut-on lui refuser le divorce? Pourquoi devrait-elle mendier son autorisation à celui qui la fait souffrir? Cela n’a pas de sens! » s’exclame-t-elle

La pression des rabbins

Grâce à l’association, Anat a pu être représentée par un avocat au tribunal rabbinique. Une première étape essentielle pourMmeWeiss : « Il faut se figurer la situation de ces femmes religieuses, héritières d’une longue tradition patriarcale, peu habituées à se faire entendre, encore moins à s’opposer… Elles tentent de s’élever contre des lois anciennes, promulguées pour protéger les hommes en tant que chefs de famille, devant d’éminents dignitaires de la foi qu’elles sont habituées à révérer. C’est une situation intenable. »

Photographie de Shani Pomerantz, travailleuse sociale.
Chaque jour au Center for Women’s Justice, Shoni Pomerantz, travailleuse sociale, reçoit plusieurs appels de femmes piégées dans une union dont elles ne veulent plus alors qu’elles n’ont aucun recours juridique.

Les rabbins s’efforcent souvent d’empêcher le divorce, tentant de convaincre l’épouse de donner une dernière chance à son couple, de faire des compromis pour préserver le Shalom Bayit (« la paix domestique »). « On assiste à des scènes incroyables, dit avec agacement Shoni Pomerantz. Les rabbins refusent d’entendre les suppliques des femmes, qui doivent prouver que la conciliation n’est plus possible pour retrouver leur indépendance. Selon moi, ce n’est pas compatible avec la liberté qu’est censé garantir l’État. »

« Bien sûr, les juges de la cour civile peuvent faire pression sur les maris, les soumettre à des demandes de pension, voire les mettre en prison, tempère Susan Weiss. Mais c’est faire les choses à l’envers : la loi met les femmes dans des situations inextricables, puis l’État essaie de se faire passer pour l’État providence. »

Double peine

Retrouvé en 2009, le mari d’Anat a finalement été emprisonné. Cette mesure draconienne était censée infléchir sa décision. Sans succès. Elle attend toujours son guett, depuis des années.

Un calvaire qu’a également vécu Dvora*. Pourtant, cette comptable d’une quarantaine d’années a tout essayé : elle a même tenté d’acheter son guett en proposant de l’argent à son ancien conjoint. « Il a accepté, puis s’est rétracté. Je suis sûre que si je lui avais proposé une grosse somme, ça aurait fonctionné. Malheureusement, je n’ai pas pu me le permettre. » Toujours mariée malgré des années de procès, elle se sent prise au piège. « Ma vie s’est arrêtée. Je ne peux ni divorcer, ni me remarier. Je suis condamnée à vivre un peu à l’écart, sans pouvoir refaire ma vie. »

Et il y a pire. Selon la loi juive, une femme mariée ne doit pas avoir d’enfant d’un autre homme. Sinon, son enfant sera considéré comme un mamzer, un « bâtard ». Frappé du sceau du déshonneur, il ne pourra jamais se marier avec un membre de sa communauté. « Comment faire peser sur des enfants le poids d’un tel fardeau? Recluses, seules, nous sommes condamnées à une double peine », murmure tristement Dvora.

Entre l’envie et la peur

Les inquiétudes liées au mariage ne concernent pas seulement les femmes de la communauté haredi. Aux abords des locaux de l’association deMmeWeiss, un petit groupe est réuni à la terrasse d’un café. Tiraillées entre l’envie de fonder un foyer et la peur de voir la situation dégénérer, ces jeunes femmes modernes mais pleines de doutes se sentent victimes d’une tradition d’un autre âge.

Tal, 25 ans, ne sait plus quoi penser : « Je veux me marier, mais je me sens un peu hypocrite. Je vais devoir faire sanctifier mon union par une autorité religieuse dans laquelle je ne me reconnais pas pour que mon mariage soit valide du point de vue de la loi. En me mariant, j’encourage les traditions patriarcales que je dénonce. C’est absurde. »

Lueur d’espoir pour la jeune femme et ses amies : la volonté des partis centristes d’instaurer rapidement une union civile dans la loi israélienne. « Ce serait une véritable libération, et la fin du chantage pour les femmes! » s’enthousiasme Ronnie, 26 ans.

Pour l’instant, Susan Weiss se contente de recommander des mesures modestes aux femmes qu’elle reçoit. « Un accord prénuptial peut être contracté, dit-elle. Cela facilite la dissolution du mariage. La femme peut aussi réclamer une indemnité compensatoire à son mari devant une cour civile. S’il accepte de lui donner le guett, cette indemnité sera levée. »

Des conseils utiles, mais qui ne permettent pas de régler le problème des « prisonnières du mariage ». Chantage, intimidation, rejet et désaveu : le divorce se transforme encore trop souvent en chemin de croix pour les Israéliennes.

  1. *Prénom fictif