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Claire Martin : 100 ans et tout son cran

Claire Martin, précurseure d’un militantisme des femmes en littérature, fête ses 100 ans. Hommage.

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Quand je serai vieille, je rangerai mon stylo. C’est le titre d’un documentaire consacré à Claire Martin, femme de lettres exceptionnelle qui soufflera ses 100 bougies le 18 avril. Dans ce film datant de 2009, on la découvre à 94 ans, éloquente, généreuse, lumineuse. Elle y rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, être une femme au Québec se résumait à jouer deux rôles : épouse et mère. C’est pourtant dans ce contexte que Claire Martin est devenue la première voix féminine de CBV Radio-Canada; qu’en 1945, elle a annoncé, en ondes, la fin de la Seconde Guerre mondiale; et qu’elle a publié en 1965 Dans un gant de fer, premier ouvrage ouvertement féministe de la littérature québécoise. Un récit autobiographique aussi incontournable que décapant qui a créé une véritable commotion, avant de vite s’imposer comme un classique.

Plusieurs des autres titres qu’a fait paraître Mme Martin mettent en scène des personnages féminins évoluant dans un univers patriarcal et répressif, dont Doux-amer (1960) et Quand j’aurai payé ton visage (1962). Tout au long de sa carrière, celle qui a écrit avec finesse, esprit et précision stylistique, et qu’on considère comme la précurseure d’un militantisme des femmes en littérature, a reçu un nombre impressionnant de distinctions.

La Gazette des femmes a tenu à lui rendre hommage, par la voix de son éditeur à L’instant même et ami de longue date, Gilles Pellerin.

Elle nous a donné un siècle

L’amitié est voisine de l’intimité, par la sonorité comme par la signification. À fréquenter Claire Martin j’ai pu le vérifier, mais d’une façon inattendue : en plus de bénéficier de sa compagnie et de découvrir peu à peu une femme d’exception, c’est souvent moi-même que nos conversations me permettaient de mieux connaître. À vrai dire, j’aurais dû m’y attendre : n’avait-elle pas révélé des zones cachées de la psyché masculine dans son roman Doux-amer?

Photographie de Claire Martin.

« Il fallait être prête à braver la tempête et prompte à répondre aux mécontents pour se lancer dans un récit autobiographique ébranlant le vieux patriarcat (Dans un gant de fer)! »

— Gilles Pellerin, ami de Claire Martin et directeur littéraire aux éditions de L’instant même

Si j’évoque à l’imparfait la salutaire influence qu’a eue sur moi une femme de 40 ans mon aînée, c’est qu’au moment de devenir centenaire, Claire n’est plus en mesure de se lancer dans ces échanges dont nous raffolions, mélange d’anecdotes, de souvenirs de lecture, d’opinions sur tout et sur rien. Du moins je ne nous imagine plus, levés dès potron-minet (expression qui la comblait de joie), prenant la route en direction d’une chute de la Shipshaw, avant de mettre le cap sur Saint-Basile-de-Tableau, en plein été des Indiens (dont l’équivalent français s’appelle été de la… Saint-Martin).

L’amitié à l’échelle de Claire commande qu’on ait les bras ouverts car il y a beaucoup à embrasser : un chapelet d’amis s’étirant sur presque un siècle, le grand éditeur Pierre Tisseyre, « La complainte de la Butte » (chantée par Cora Vaucaire), une expression glanée chez Gide, un air de Poulenc, ses amis du temps de sa vie à Ottawa et ceux qui à l’époque logeaient tout près de chez elle, dans son immeuble. Surtout : le français — mais il ne s’agit plus d’amitié, je le sais, on est ici dans l’amour total, inconditionnel.

Nous avons fait connaissance dans les années 1990, et c’est en 1999 qu’a paru Toute la vie, le livre qu’elle avait confié aux éditions de L’instant même, sur la recommandation de Gilles Dorion, un ami cher (un autre!), latiniste et ancien professeur de littérature québécoise. De ce jour, Marie Taillon (la vraie éditrice de L’instant même) et moi avons pris le relais de M. Tisseyre, qui l’avait d’abord publiée au Cercle du livre de France. L’édition est un métier bien ingrat par moments (nous ne vendons pas assez, une faute traîne à la page 57 d’un livre, nous refusons 95 % des manuscrits que nous recevons, etc.), mais Claire voue à ce métier le plus grand respect, pour peu que ceux qui le pratiquent le fassent avec les écrivains, au nom de la littérature et en poursuivant son idéal de langue pure.

« Patron, j’ai un manuscrit. » C’est ainsi qu’elle m’annonçait qu’elle était prête à nous confier son nouveau-né. Comme nous avions une même idée de l’épicurisme, chaque séance de travail (qui portait pour l’essentiel sur les enchaînements sonores, car je la savais soucieuse de beauté, abonnée à la belle phrase autant dans son écriture que dans ses lectures), chaque après-midi que nous passions penchés sur son manuscrit se terminait par un verre de porto ou une tasse de café. Et une invitation à manger chez l’un ou chez l’autre. L’arrivée de Claire Martin à notre enseigne s’est accompagnée de bonheur. La vie, toute la vie était désormais habitée de son rire clair, et les lecteurs redécouvraient celle qu’on n’aurait jamais dû oublier. Notre vie était enrichie de son rire et de son art.

Cela n’excluait pas des moments d’humeur. Je ne surprendrai personne en disant qu’elle n’a aucune forme de patience à l’égard de la bêtise et qu’elle ne tourne pas les talons afin de rechigner seule dans un coin. Claire n’a pas peur du taureau, nul besoin de l’aide des picadores pour l’affronter, même devant le public. Il fallait être prête à braver la tempête et prompte à répondre aux mécontents pour se lancer dans un récit autobiographique ébranlant le vieux patriarcat (Dans un gant de fer)! Pour l’essentiel, ce don de la parole, cette acuité, cette rapidité étaient surtout placés au service de la gratitude à exprimer, du compliment à déposer sur un bonheur-du-jour, du bonheur à marcher sous un tilleul odoriférant, du trait humoristique. Il fallait être capable de bonheur pour afficher son féminisme avec sérénité. On ne vainc l’obscurité que par la lumière, la clarté. Autrement, on ne fait que changer une obscurité pour une autre.

Elle, heureuse? Après avoir souffert l’enfance qu’elle a racontée dans La joue gauche et La joue droite, les deux volets de Dans un gant de fer? Si elle a pu l’être, c’est qu’elle avait réussi à porter sur son passé un regard pleinement littéraire, à superposer aux événements rapportés (qui sont une partie de l’histoire du Québec du 20e siècle) la maturité chèrement acquise. À la fin de sa journée de travail, un homme l’attendait, un homme aimé, Roland Faucher, trop tôt disparu [NDLR : il fut son conjoint de 1945 à 1986, année de son décès]. Trente ans après sa mort, elle aime encore Roland, et d’une manière qu’on souhaite à tous ceux qui sont restés de ce côté-ci des choses, du côté des confitures, du café, du porto, des tartes, du poulet, des potages partagés avec les amis.

Photographie de Claire Martin

« Si je me retourne et regarde loin derrière, je vois un monde avant Claire Martin. Par bonheur, je suis de son côté du monde, celui de la parole, de la liberté, de la femme qui trouve dès potron-minet son plaisir dans la beauté de la langue, dans la grandeur du français »

— Gilles Pellerin

Je me rappelle cette journée où nous étions allés à Montréal pour participer à une rencontre avec les représentants en librairie de Diffusion Dimedia, afin de leur présenter son roman Il s’appelait Thomas. Au retour, l’envie nous a pris de rentrer par l’ancienne route 2. Partout, Claire s’est remémoré telle et telle personnes qui avaient vécu ici et là. Pèlerinage en partie littéraire, devant la maison de Nérée Beauchemin (non, elle n’a pas connu ce poète!) à Yamachiche; devant celle où ont grandi les Ferron, Marcelle, Madeleine et Jacques, près de la rivière du Loup; détour par les rues Notre-Dame de Trois-Rivières et du Cap-de-la-Madeleine, pays de Ringuet, Alphonse Piché et Clément Marchand. Là, c’était à moi, le Mauricien d’origine, de devenir volubile, d’amuser la radieuse mécréante du récit d’une promenade aux flambeaux sur le pont des Chapelets, le soir de la fête de l’Assomption de la Vierge.

On entre ensuite dans le Portneuf de ma mère, un détour s’impose à Cap-Santé, d’abord pour se donner le temps d’en voir l’admirable église à deux tours. Ce que je veux surtout lui montrer, c’est le quai, lieu magique, au pied d’une côte que ce jour-là un panonceau nous interdit de descendre.

Je regarde Claire : « Et si nous étions délinquants? » L’approbation ne se fait pas attendre, « Oui! oui! », et voilà l’auto claudiquant entre les nids-de-poule, dos d’âne, ventres-de-bœuf. À la zoologique énumération, elle répond, gamine comme jamais, en tapant des pieds et des mains. Tout en bas, son cher fleuve, connu depuis l’enfance à Everell (dans l’actuel Beauport).

Si je me retourne et regarde loin derrière, je vois un monde avant Claire Martin. Par bonheur, je suis de son côté du monde, celui de la parole, de la liberté, de la femme qui trouve dès potron-minet son plaisir dans la beauté de la langue, dans la grandeur du français.

Joue gauche, joue droite, on me permettra d’embrasser notre chère Claire, en lui souhaitant un joyeux anniversaire.