Aller directement au contenu

Maman, maman, mon géniteur et moi

Les familles homoparentales redéfinissent la cellule familiale… et font voler en éclats les préjugés.

Date de publication :

Auteur路e :

Choisir de fonder une famille sans père fait encore sourciller, même chez les plus ouverts aux droits des gais à l’égalité. Rencontre avec des femmes allumées qui ont choisi d’enfanter malgré les préjugés, et avec une adolescente qui vit très bien dans son noyau familial 100 % féminin.

« Ma mère dit que lui et moi, on a le même caractère. On se tape sur les nerfs, des fois, parce qu’on se fâche pour rien », lance Stéphanie, 14 ans, à propos de son géniteur. Sa mère, Chantal, éclate de rire.

Quand Chantal et Martine* ont décidé d’avoir un enfant, la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation n’existait pas. Adoptée quelques années plus tard, en 2002, elle allait notamment permettre aux couples homosexuels de devenir parents en passant par la procréation assistée ou l’adoption. « Dans un des groupes de discussion sur les familles homoparentales qu’on fréquentait, on a rencontré quelqu’un qui nous a dit : “Je connais peut-être un homme qui serait intéressé à vous aider” », raconte Chantal. C’est ainsi que Stéphane est entré dans leur vie. Puis, neuf mois plus tard, Stéphanie. « J’ai toujours aimé ce nom-là depuis que je suis petite, dit Chantal. Rien à voir avec le nom du donneur. »

Chantal et Martine font partie des couples de femmes qui ont choisi l’insémination artisanale. Elles ont fécondé l’ovule de Chantal à la maison. Stéphanie est donc de ces enfants qui n’apparaissent pas dans les statistiques sur les couples de même sexe. « Martine ne figure pas sur l’acte de naissance de Stéphanie », explique Chantal. Et, contrairement à Louise Harvey, Chantal inscrit « père inconnu » sur les documents scolaires (voir le texte Rénover la famille traditionnelle).

Réticences résistantes

Malgré les avancées législatives et sociales pour les droits des couples de même sexe, leurs projets parentaux continuent de susciter des réactions. L’importance des rôles des parents de sexe opposé est la variable la plus controversée de l’équation. « On part du postulat que tout enfant a nécessairement besoin d’un père », confirme Isabel Côté, professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais, dénonçant une forme d’hétérosexisme, soit une discrimination qui favorise les comportements et relations hétérosexuelles.

Photographie d'Isabel Côté.
« Les recherches révèlent que, au-delà de la division sexuelle des tâches, ce qui est important pour un enfant, c’est la différenciation des rôles parentaux. C’est d’avoir un parent qui réagit de façon X, et un autre de façon Y. »
 — Isabel Côté, professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais

Pour la chercheuse, les familles homoparentales peuvent pourtant servir d’exemples. « Les familles lesboparentales donnent des réponses concrètes aux questions qu’on se pose sur les familles contemporaines. Celles avec donneur connu montrent comment on peut bien fonctionner dans une famille recomposée. Quant aux familles dont l’enfant est issu de la procréation assistée, elles montrent comment les familles hétéros qui sont passées par le même processus peuvent jouer la carte de la transparence avec l’enfant et leur entourage. »

La question des origines

Louise Harvey et Lise Bouchard étaient ensemble depuis 13 ans quand elles ont eu Maggie, née grâce au sperme d’un donneur anonyme. « La loi avait été adoptée depuis cinq ans, et une de nos amies venait d’avoir un garçon par procréation assistée avec donneur anonyme dans une clinique de fertilité. Alors on s’est dit : “Pourquoi ne pas essayer nous aussi?” » Même si elles ont choisi le donneur selon le peu d’information disponible (« Lise a les yeux bleus et les cheveux blonds, alors on a choisi un donneur qui avait ces caractéristiques, pour que l’enfant lui ressemble un peu à elle aussi »), il restera anonyme. « À 5 ans, Maggie sait que c’est moi qui l’ai portée, et que sa famille a deux mamans, alors qu’en général, il y a un papa et une maman. Quand elle sera plus vieille et en mesure de comprendre, on va lui dire qu’elle a un géniteur. Pas un papa, parce que ce n’est jamais un père. » Quand elle aura 18 ans, Maggie sera libre de faire des démarches juridiques pour connaître l’identité de l’homme qui a aidé ses mères. Mais pour le moment, les donneurs sont anonymes et les données sont protégées.

Cette façon de faire chez les couples lesbiens suscite les réactions les plus vives. Si la plupart des gens ne voient aucun problème dans le don de gamètes dans le cas des couples hétérosexuels qui utilisent la fécondation in vitro, les couples lesbiens voient parfois leur choix remis en question, en l’absence d’un « père social » pour remplacer le père biologique. Les préjugés veulent que l’enfant grandisse ainsi avec des questions existentielles qui demeureront sans réponses. « Les recherches démontrent que le fait d’être né par don de gamètes n’entraînera pas de répercussions sur le développement social, cognitif ou affectif de l’enfant. Par contre, entourer la question de secret a des conséquences importantes, explique Isabel Côté. Ça arrive surtout dans les couples hétérosexuels, où les parents ont envie de faire table rase du passé d’infertilité. Les enfants découvrent parfois sur le tard, ou par accident, que leur père n’est pas leur père biologique. Dans un couple de lesbiennes, c’est clair depuis le début qu’il y a eu don de sperme. » N’en tient qu’aux mères — et aux parents hétéros — de raconter à l’enfant l’histoire de son arrivée au monde avec franchise.

Les piliers de la tradition

Reste que le modèle de la famille traditionnelle a la couenne dure. Papa et maman sont encore vus comme les piliers du développement de l’enfant. Des figures nécessaires pour faire grandir un être équilibré. Cette conception de la famille n’échappe pas aux mères lesbiennes. « Pour nous, c’était important que Stéphanie sache avec qui elle avait un lien biologique. Ma conjointe, Martine, a été adoptée. Et ça l’a marquée de ne pas connaître ses parents biologiques [qu’elle a retrouvés plus tard] », confie Chantal.

Aujourd’hui, Stéphanie voit son géniteur deux ou trois fois par année. « Des fois, il se prend pour mon père; il veut décider de ce qui se passe dans ma vie. Mais ça n’a pas rapport, il n’est pas là. C’est deux mères que j’ai », lance celle qui ne voit aucun problème dans la composition du cocon qui l’entoure.

Si la famille de Chantal a choisi cette voie, il en existe d’autres, et l’une n’est pas meilleure que l’autre. À nouveau, Isabel Côté envoie valser les idées reçues. « Les recherches révèlent que, au-delà de la division sexuelle des tâches, ce qui est important pour un enfant, c’est la différenciation des rôles parentaux. C’est d’avoir un parent qui réagit de façon X, et un autre de façon Y. Et dans les familles hétéroparentales, ces rôles sont souvent sexués. »

Or, ces rôles sont souvent reproduits naturellement au sein des familles homoparentales. « La mère biologique de l’enfant va parfois adopter un comportement plus “maternel”, associé au réconfort et aux besoins de base de l’enfant. C’est dû notamment au fait qu’elle est celle qui l’allaite ou qui, souvent, prend le congé de maternité », illustre la chercheuse.

Des nouvelles des principaux intéressés

Les États-Unis et les Pays-Bas mènent depuis plusieurs années des études longitudinales sur le développement des enfants nés de couples de même sexe. Pour la plus vaste enquête sur le sujet, la National Longitudinal Lesbian Family Study, les chercheurs ont suivi 78 enfants depuis leur conception dans les années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Ces adultes maintenant âgés dans la vingtaine ou la trentaine sont en mesure de dresser un portrait des enfants des couples lesbiens.

Certes, il serait faux d’affirmer que ce modèle familial ne change rien à rien. Mais les résultats sont plutôt surprenants. D’abord, les filles élevées par deux mères ont plus tendance que les autres à exercer des professions traditionnellement masculines. « Elles sont aussi plus nombreuses à répondre spontanément être satisfaites de leur genre, rapporte Isabel Côté. C’est un fait que les enfants de couples lesbiens sont moins typés quant au genre que les enfants de couples hétéros. Leur gamme de jeux est plus vaste. »

Une question demeure, bien sûr, presque interdite : est-il plus probable que les enfants de couples gais soient homosexuels? « On rapporte que les filles de mères lesbiennes sont plus nombreuses à avoir expérimenté des relations sexuelles avec d’autres filles à l’adolescence. Elles ont tendance à voir l’orientation sexuelle comme plus flexible. Pour les garçons, les chiffres ne diffèrent pas de ceux des enfants de couples hétéros. À l’âge adulte, les taux d’homosexualité sont les mêmes pour les deux sexes. »

« Pas de danger que je sois lesbienne! » s’exclame Stéphanie pour régler la question d’emblée.

Si l’absence de père a bel et bien des conséquences, elles ne seraient pas négatives, contrairement à la croyance populaire. Sans pour autant être positives. « On vit dans une ère de paradoxes, soulève Robert Leckey, professeur en droit familial à l’Université McGill. La technologie génétique nous permet de déterminer avec précision les origines biologiques des enfants. Or, on cherche à reconnaître la parentalité par intention — c’est ce que la loi de 2002 a institué. Mais dans les mentalités, les origines génétiques ont encore souvent le dessus sur les intentions. »

Pendant ce temps, des familles en rien subversives composent déjà avec les divers liens qui les unissent, et redéfinissent peu à peu la « famille ».

  • *La famille de Chantal a préféré taire son nom de famille.