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Programmeuses mises en veille

Au royaume du geek, les garçons sont rois et les filles, encore trop absentes.

Date de publication :

En 1988, au Québec, les femmes représentaient 30,2 % des diplômés universitaires en informatique. En 2011, la proportion a dégringolé à 18,3 %. Elles constituent aujourd’hui moins du quart de la main-d’œuvre canadienne dans le secteur. Partout en Amérique du Nord, les femmes ont déserté ce domaine. Un cas unique. Pourtant, l’industrie est en pleine effervescence. Les employeurs recrutent. Que s’est-il passé?

Diplômée en informatique dans les années 1980, Claire Villeneuve a d’abord été programmeuse dans une entreprise privée, puis a monté les échelons jusqu’à devenir directrice de sa division. Dans les années 1990, une compagnie américaine l’a recrutée comme chef de projet, un poste de haut vol qui l’a menée de New York à Paris. En 20 ans de carrière dans le domaine, cette pétillante blonde a toujours entendu le même commentaire. « Il existe un préjugé tenace comme quoi nous serions tous des “techs” à lunettes qui pitonnent seuls devant leur ordinateur. On me disait sans cesse que je n’avais pas l’air “de ça”. Et je crois que cela explique en partie pourquoi peu de femmes choisissent l’informatique. Quelle adolescente a envie d’être associée à cette image? »

Photographie de Claire Villeneuve.
« [En 1982], dans mes cours, il y avait presque autant de filles que de garçons. À cette époque, ce n’était pas un métier traditionnellement féminin ou masculin, c’était juste nouveau et on avait envie de faire partie de la vague. »
 — Claire Villeneuve, qui fait carrière dans le domaine des TIC depuis plus de 20 ans

Claire Villeneuve a grandi à une époque où les ordinateurs ne faisaient pas partie de la vie quotidienne, et où le terme geek n’était pas entré dans la culture populaire. « Je me suis inscrite en informatique au Cégep de Trois-Rivières en 1982. Dans mes cours, il y avait presque autant de filles que de garçons. À cette époque, ce n’était pas un métier traditionnellement féminin ou masculin, c’était juste nouveau et on avait envie de faire partie de la vague », se souvient-elle.

CTRL-ALT-DEL pour les femmes

Selon Stéphane Couture, chercheur postdoctoral en communications à l’Université McGill, on assiste à l’effacement des femmes du discours médiatique en informatique. « Au début pourtant, ce sont majoritairement des femmes qui opéraient les ordinateurs. Lorsque cette activité est devenue plus prestigieuse, les hommes les ont remplacées », note-t-il.

Photographie de Christina Haralanova.
Selon Christina Haralanova, doctorante en communications à l’Université Concordia, l’informatique reste un monde d’hommes où il est plus difficile pour une femme de faire ses preuves.

C’est une équipe de six mathématiciennes qui a programmé le tout premier ordinateur de l’armée américaine lors de la Seconde Guerre mondiale, le fameux Electronic Numerical Integrator and Computer (ENIAC). Ne cherchez pas le nom de ces pionnières dans Wikipédia. Le chapitre français de l’encyclopédie la plus consultée du monde n’a pas cru bon de les mentionner. Seuls 9 % des rédacteurs de Wikipédia sont des femmes, fait remarquer Christina Haralanova, doctorante en communications à l’Université Concordia. Et il a été démontré que les contributions qui touchent les femmes sont parfois effacées, parce que la communauté de rédacteurs, largement masculine, les juge moins importantes.

De nombreuses études dans le monde ont démontré que l’accès à la technologie est restreint pour les femmes. Et cela commence tôt, observe Christina Haralanova, dont le mémoire de maîtrise réalisé à l’UQAM porte sur le rôle des femmes dans la communauté du logiciel libre. « Une étude américaine récente montre que les parents dépenseront en moyenne quatre fois plus d’argent dans des jouets liés à la technologie pour un garçon que pour une fille. »

Les groupes qui se sont développés autour de l’ordinateur depuis 30 ans, des programmeurs aux amateurs de jeux vidéo, sont largement masculins, tout comme leurs façons de fonctionner. « Dans la communauté du logiciel libre, c’est souvent dans le travail de facilitation et de communication, jugé moins important que celui des codeurs, que se trouvent les femmes », explique Christina Haralanova.

« Même si on observe une prise de conscience de la sous-représentation des femmes dans le milieu de l’informatique libre, on déplore un manque de solidarité envers la dénonciation des attitudes sexistes et discriminatoires », affirme Anne Goldenberg, chargée de cours au Département d’informatique de l’UQAM. Par exemple, lors d’un colloque du langage de programmation Python qui se tenait en Californie en début d’année, une employée a photographié et dénoncé sur Twitter deux collègues se prêtant à de nombreux commentaires sexistes. Résultat : son employeur l’a remerciée, et elle s’est vue publiquement diffamée sur les réseaux sociaux.

Redémarrer

Cette tendance peut-elle être renversée? « Dans presque chaque grand projet logiciel, dans chaque hackerspace (ou communauté informatique), on voit apparaître un groupe féministe. All-Girl Hack Night, FemHack, Montreal Girl Geeks, Debian Women, WoMoz, DrupalChix, LinuxChix, pour en nommer quelques-uns. Je crois que c’est un mouvement », affirme Christina Haralanova.

Photographie de Sandra Saric.
« Beaucoup de filles sont créatives, intuitives, multitâches et ont une grande capacité d’analyse. C’est une belle combinaison d’habiletés pour les futurs travailleurs en technologies. »
 — Sandra Saric, vice-présidente Talent et innovation au CTIC

Pour attirer les talents vers l’informatique, le Conseil des technologies de l’information et des communications (CTIC) a lancé cette année un site Web qui s’adresse aux jeunes filles du secondaire, déjà très populaire. Le concept : présenter des portraits de femmes qui œuvrent dans l’industrie. « L’idée est que les adolescentes voient le parcours de ces femmes, puis s’imaginent suivre leurs traces, explique Sandra Saric, vice-présidente Talent et innovation au CTIC. Beaucoup de filles sont créatives, intuitives, multitâches et ont une grande capacité d’analyse. C’est une belle combinaison d’habiletés pour les futurs travailleurs en technologies. »

Les bogues du marché du travail

Selon une étude de la Harvard Business School publiée en 2008, plus de la moitié des femmes désertent l’industrie en milieu de carrière. « Les effectifs féminins baissent depuis les années 1980, entre autres parce que cette industrie a un problème de rétention de ses employées. Les femmes n’aiment pas les horaires, ce sont des heures de fous! Il faut être prêt à travailler le soir, la nuit et la fin de semaine », explique Liette Vasseur, présidente de l’Association de la francophonie à propos des femmes en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques. Cette association regroupe les organismes et les chaires de recherche du pays qui promeuvent l’avancement des femmes en sciences.

« J’ai travaillé 22 ans en informatique puis, en 2009, j’ai bifurqué vers l’éthique. Je suis maintenant consultante en entreprise. J’avais envie d’investir mon temps dans le capital humain plutôt que dans la machine », relate pour sa part Claire Villeneuve. Aujourd’hui chef de famille, elle a aménagé son horaire afin d’avoir du temps pour élever son fils. « Dans mon ancienne vie, le salaire était très bon, mais le travail était très exigeant. Je devais faire beaucoup d’heures supplémentaires. Il faut être disponible presque 24 heures sur 24 en début de carrière. »

Selon les plus récentes statistiques du CTIC, l’écart entre les salaires des hommes et des femmes en informatique est de 10 %; il était de 20 % il y a cinq ans, note Sandra Saric. « L’industrie s’ouvre aux femmes. Par exemple, elles sont assez présentes dans le développement des médias interactifs [NDLR : comme la nouvelle plateforme La Presse+]. Par contre, très peu font partie des équipes de direction ou des conseils d’administration. »

L’informatique reste un monde d’hommes où il est plus difficile pour une femme de faire ses preuves, selon Christina Haralanova. « Les femmes sont presque absentes des grands processus décisionnels de l’industrie, ainsi que du design des technologies. Elles se retrouvent plus dans la manufacture du matériel informatique que dans la conception de logiciels. »

Voulez-vous vraiment quitter la session?

Dans l’industrie du jeu vidéo seulement, l’emploi a connu une expansion de 564 % de 2002 à 2011 au Québec, selon TechnoCompétences, le comité sectoriel de la main-d’œuvre en technologies de l’information et des communications. Et c’est la même chanson dans le reste du Canada, pour l’ensemble du secteur informatique. Les employés compétents deviennent une denrée recherchée. Selon Rémi Villeneuve, directeur adjoint chez TechnoCompétences, les entreprises vivent une prise de conscience en accéléré sur la nécessité de s’adapter devant les exigences de la génération montante, qui souhaite travailler un nombre d’heures décent.

Dans ce contexte, la main-d’œuvre féminine deviendra incontournable. « Déjà, le milieu de l’informatique fait face à un manque de main-d’œuvre qualifiée. Nous prévoyons que cette situation deviendra très préoccupante dans les prochaines années. L’industrie a tout simplement besoin des filles », affirme Sandra Saric.

Ada Lovelace, comtesse et programmeuse

Photographie de Ada Lovelace.

Ada Lovelace (1815-1852), première programmeuse de l’histoire.

À la fin des années 1970, le langage de programmation conçu et utilisé par la Défense américaine fut nommé Ada, et ce n’est pas un hasard. Ada Lovelace est considérée comme la première programmeuse de l’histoire.

C’est en 1842 qu’Augusta Ada King, comtesse de Lovelace et admirable mathématicienne, crée le tout premier algorithme destiné à être opéré par un ancêtre de l’ordinateur, la machine analytique de l’inventeur et ingénieur Charles Babbage. Base de tout langage informatique, les algorithmes sont des formules mathématiques qui servent d’instructions à l’ordinateur.

Depuis 2009, les Britanniques célèbrent l’Ada Lovelace Day une fois par an, en l’honneur des femmes qui œuvrent dans les domaines des sciences, des technologies, du génie et des mathématiques.