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La vieillesse occultée

Des actrices âgées sur les planches et à l’écran. La vieillesse serait-elle à la page?

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Entre les grands titres sur les régimes de retraite gloutons et les films dans lesquels de joyeux rentiers s’éclatent, donne-t-on une idée juste de la vieillesse? Regard sur ce qu’on en montre au cinéma, au théâtre, à la télé et dans les journaux.

La vieillesse n’est pas à la mode. Taboue comme la mort, puisqu’elle y est associée, on en parle peu, on la montre le moins possible. Pourtant, dans les dernières années, des visages ridés ont fièrement trôné sur l’affiche de plusieurs films. L’âge d’or regagne-t-il de l’éclat – et, par la bande, les femmes aînées? Oui et non.

Progression au grand écran

Les récents films Amour, Quartet, Paulette, Et si on vivait tous ensemble?, The Best Exotic Marigold Hotel, Une Estonienne à Paris, Wolke 9 (7e ciel), Red et Another Year avaient tous des têtes d’affiche grises ou poivre et sel. Même Skyfall, le dernier James Bond, reposait en bonne partie sur les épaules de M, incarnée par Judi Dench, 79 ans. Certes, ces productions ne mettaient pas toutes en scène une vieillesse ordinaire, réaliste. Mais la plupart faisaient souffler un vent de fraîcheur sur cette période souvent présentée comme morose.

Photographie de Manon Dumais.
Selon Manon Dumais, journaliste cinéma à l’hebdomadaire Voir, plusieurs actrices âgées héritent de rôles consistants, souvent loin de la grand-mère effacée qui tricote dans sa chaise berçante.

Manon Dumais, journaliste cinéma à l’hebdomadaire Voir et à l’émission de radio Bouillant de culture, s’en réjouit. « Beaucoup de ces films ont montré la vie amoureuse — et même sexuelle — des gens âgés. Grâce à eux, on a réalisé que l’amour est encore possible à cet âge, qu’on peut encore séduire, avoir du plaisir, de l’humour. Que la vie ne finit pas à 65 ans, malgré la maladie qui rôde ou la mort qui approche. »

Elle remarque aussi que plusieurs actrices âgées — et anglaises, souvent — héritent de rôles consistants, telles Helen Mirren (la reine Élisabeth II dans The Queen) et Maggie Smith (la sympathique sorcière McGonagall, directrice de l’école Poudlard dans la série Harry Potter). On est loin de la grand-mère effacée et un peu timbrée qui tricote dans sa chaise berçante…

Des stéréotypes survivent cependant. L’homme d’âge mûr avec une jolie jeune flamme, par exemple, qu’on a vu et revu sur petit comme sur grand écran. « Socialement, la vieillesse demeure mieux acceptée chez les hommes. Une dame âgée et un jeune homme en couple attirent les moqueries; les gens diront de la femme que c’est une “cougar”. »

Éclectisme au théâtre

Comme le cinéma, le théâtre vénère la jeunesse, mais ne boude pas pour autant les aînés. Andrée Lachapelle, Catherine Bégin, Monique Miller et Monique Mercure foulent souvent les planches montréalaises. Même Janine Sutto, 92 ans, tenait un petit rôle dans la comédie musicale Les belles-sœurs. « Généralement, ces femmes ne sont pas du tout confinées dans des rôles négligeables ou stéréotypés, affirme Philippe Couture, journaliste en théâtre anciennement au Devoir, et depuis peu à Voir. Andrée Lachapelle, par exemple, incarnait la protagoniste de Sonate d’automne (adapté du film d’Ingmar Bergman) au Théâtre Prospero, un personnage d’une grande richesse psychologique. Elle jouait aussi Nawal dans Incendies de Wajdi Mouawad. »

Au théâtre Aux Écuries, Monique Miller a secoué les puces des clichés dans Terrorisme, une pièce russe dans laquelle elle incarnait « une vieille femme raciste, aucunement politiquement correcte ». « Comme Catherine Bégin, elle fréquente les jeunes compagnies, qui lui donnent des rôles plus funky. Mais elle joue aussi de grands personnages classiques chez Duceppe », précise Philippe Couture.

Photographie de Louisette Dussault.
Louisette Dussault, qu’on a vue quotidiennement au petit écran de 1991 à 1993 dans le téléroman Marilyn, de Lise Payette, reconnaît avoir hérité de beaux rôles de dames du troisième âge.

Louisette Dussault a également hérité de beaux rôles de dames du troisième âge, notamment dans D’Alaska, qui réunit une bibliothécaire lesbienne de 70 ans et un ado. Elle en garde un précieux souvenir, ainsi que de la pièce Une maison face au nord, en tournée au Canada pendant deux ans. « Mon personnage essayait de motiver son mari (Guy Nadon), un homme passif qui se sentait vieillir. C’était une belle histoire d’amour et de deuil, ainsi qu’un regard sur les relations parfois difficiles avec les enfants », raconte celle qu’on a vue quotidiennement au petit écran de 1991 à 1993 dans le téléroman Marilyn, de Lise Payette.

Modération dans notre salon

D’ailleurs, rendons à Mme Payette ce qui lui revient : elle a fait plus que sa part pour montrer des femmes âgées à la télévision. Pensons entre autres aux Super Mamies (2001-2003).

Depuis les années 1990 toutefois, le nombre d’émissions de fiction comptant des personnages âgés importants, hommes comme femmes, diminue, estime Richard Therrien, chroniqueur télé au journal Le Soleil. « Les annonceurs ciblent les 18-34 ans qui, selon eux, ne souhaitent pas voir des aînés à la télé. » Paradoxal, puisque ce sont les personnes âgées qui sont le plus fréquemment rivées au petit écran. Selon Statistique Canada, en 2005, les 65 ans et plus regardaient en moyenne 3,4 heures de télé par jour, contre 1,7 chez les 20-34 ans.

Mémère Bouchard et Joseph Arthur du Temps d’une paix ont-ils quand même de dignes successeurs? Quelques-uns : le personnage d’Édith Beauchamp (Monique Mercure), femme d’affaires prospère et pivot de la télésérie Providence; l’attachante prisonnière Élise (Micheline Lanctôt) d’Unité 9; Zachary et Marthe (Michel Dumont et Patricia Nolin) dans Yamaska.

« La télé est devenue un média plus “punché”. Peut-être que les auteurs peinent à intégrer des personnages âgés dans ce rythme rapide. Avant, les téléromans étaient plus dans le dialogue, moins dans l’action », relate Richard Therrien. Il note aussi que les scénaristes associent souvent aînés et maladie. « C’était le cas dans Tu m’aimes-tu? et Adam et Ève, entre autres. »

Photographie de Carmen Sylvestre.
« Au début, [certaines personnes âgées] trouvaient qu’on ne donnait pas une belle image d’eux. C’est vrai que parfois, on est vraiment déplaisants. Mais finalement, ils aiment qu’on montre que, même à cet âge, on peut danser, faire l’amour, s’éclater. »
 — Carmen Sylvestre, comédienne de l’émission Les détestables

Exception inclassable : la réjouissante émission Les détestables, adaptée d’un concept belge et diffusée à V. Des personnes âgées y jouent des tours pendables à des jeunes, générant des situations cocasses, embarrassantes ou carrément hilarantes. Les stéréotypes ne manquent pas de voler en éclats : on peut y voir un trio d’aînés à demi déshabillés sortir d’un bosquet en gloussant, de vieilles dames flirter avec des travailleurs de la construction, des septuagénaires au courant des propriétés technologiques du dernier iPad… Un choc pour les téléspectateurs âgés? « Au début, certains trouvaient qu’on ne donnait pas une belle image d’eux, raconte Carmen Sylvestre, la détestable qui rrrroule ses r. C’est vrai que parfois, on est vraiment déplaisants. Mais finalement, ils aiment qu’on montre que, même à cet âge, on peut danser, faire l’amour, s’éclater. En général, les téléspectateurs âgés qu’on rencontre nous remercient de les faire rire. Quand on vieillit, les drames — maladie, décès de proches, etc. — se multiplient dans nos vies; on a de plus en plus besoin de cette soupape. Les gens âgés se plaignent souvent que la télé est déprimante. »

À l’encre des stéréotypes

Une chose est sûre, les médias écrits, eux, sont loin de semer des sourires lorsqu’ils traitent de la vieillesse. Martine Lagacé, professeure agrégée du Département de communication de l’Université d’Ottawa qui s’intéresse à la discrimination envers les personnes âgées, peut le confirmer. Entre 2000 et 2009, son équipe et elle ont analysé 120 articles liés à la vieillesse publiés dans La Presse et le Globe and Mail. Constat : les vieux jours y sont souvent dépeints comme négatifs. « On y répète que vieillir, c’est lourd, que ça entraîne des coûts et un déclin de la productivité. On parle du fardeau que représentent les personnes malades », dit-elle.

Photographie de Martine Lagacé.
Martine Lagacé, professeure agrégée du Département de communication de l’Université d’Ottawa, constate que dans les médias écrits, les vieux jours sont souvent dépeints comme négatifs.

À l’inverse, quand les journaux présentent la vieillesse de manière flatteuse, c’est pour glorifier les personnes âgées qui parviennent à rester jeunes et en forme. Bref, qui ne vieillissent pas. C’est ce que Martine Lagacé appelle le faux positif. Et c’est pernicieux. « Ces cas d’exception deviennent des exemples parce qu’ils ne correspondent pas à la réalité du vieillissement. Un homme de 95 ans qui travaille encore 40 heures semaine sera présenté comme un héros! Ce que ça dit aux aînés incapables d’atteindre ce modèle-là, c’est qu’ils ont échoué. Ça crée de la pression, mais aussi de l’âgisme [discrimination basée sur l’âge] entre les personnes âgées elles-mêmes : celles qui réussissent à “bien vieillir” ne côtoient pas celles qui sont malades. »

Entre ces deux extrêmes, pas de place pour la vieillesse ordinaire dans les médias écrits. « Vieillir, c’est perdre certaines choses, mais en gagner d’autres aussi, comme de l’expérience, une meilleure perspective de vie… Jamais on ne parle de ça », déplore la professeure. On reste dans les stéréotypes âgistes — ceux mentionnés plus haut ou, par exemple, celui de l’employé âgé plus lent et désemparé devant les nouvelles technologies.

Derrière cette représentation partielle — et partiale — se tapit un malaise. Par rapport à la mort, certes. Mais aussi à la dépendance à l’autre. « En Amérique du Nord, nous survalorisons l’autonomie. Nous faisons les choses par nous-mêmes et nous voulons rester indépendants le plus longtemps possible. D’une certaine façon, la personne âgée incarne notre futur besoin d’aide et de l’autre, auquel on ne veut pas penser », croit Martine Lagacé.

En 2050, il y aura sur terre deux milliards de personnes de plus de 60 ans, selon l’Organisation mondiale de la santé. Près du quart de la population mondiale. Nul doute : il est temps de représenter avec justesse leur réalité dans les médias et les œuvres de fiction. Et, par la même occasion, de nous questionner sur notre rapport à notre fragilité et à notre finitude.

À lire : 

Martine Lagacé (sous la dir. de), L’âgisme. Comprendre et changer le regard social sur le vieillissement, Presses de l’Université Laval, 2010