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Le tabou des mariages forcés

Dès le premier soir de son arrivée au Canada, Leïla a été violée et battue par un homme qu’elle ne connaissait pas : son mari.

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Dès le premier soir de son arrivée au Canada, Leïla a été violée et battue par un homme qu’elle ne connaissait pas : son mari. Pour la jeune femme d’origine maghrébine, ce fut le début d’un trop long mariage. Une union forcée comme il en existe plusieurs au Québec. Regard sur cette pratique cachée.

Pour résumer les années d’horreur qu’elle a vécues auprès d’un mari violent, Leïla utilise un seul mot : Guantanamo. « C’était mon Guantanamo à moi… » Sans amis ni réseau social, dans un pays qui n’était pas le sien, elle a longtemps hésité avant de porter plainte contre l’homme de qui elle a eu deux enfants. « Dans ma communauté, personne ne va me soutenir. Dénoncer son mari, ça ne se fait pas. Peu importe le prix. Tu peux mourir, tu peux y laisser ta vie, mais tu ne dénonces pas ton mari à la police », se disait-elle.

Très rares sont les victimes d’une union forcée qui osent dénoncer cette pratique que l’on croyait révolue. Ces mariages sont encore solidement ancrés dans les moeurs de plusieurs pays.C’est le cas en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, en Afghanistan, en Libye, au Maroc, en Somalie, au Soudan, en Algérie, en Égypte et en Éthiopie, peut-on lire sur le site du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.

Avec l’immigration, cette tradition s’est transportée dans plusieurs pays d’Europe* ainsi qu’en Amérique. « Le Canada n’y échappe pas.Cette pratique existe chez nous, même si elle est peu documentée », affirme la criminologue Madeline Lamboley, qui consacre sa thèse de doctorat à l’étude des mariages forcés au Québec et en Belgique.Même si le mariage forcé peut être imposé aux hommes comme aux femmes, il faut reconnaître que les femmes en sont le plus souvent victimes.

« Ces mariages sont caractérisés par le fait que l’un des époux — parfois les deux — n’a pas consenti à l’union de façon libre et éclairée. La personne a cédé à une certaine pression de sa famille ou de sa communauté.Cette pression est parfois si forte qu’elle n’a pas le choix d’accepter… La frontière entre un mariage arrangé et forcé est parfois très mince. La question du consentement est délicate », nuance-t-elle.

Et dans certains cas extrêmes, le dénouement d’un mariage forcé peut être fatal. « Les enquêtes pour meurtre d’honneur révèlent parfois que la victime fuyait un mariage forcé », affirme la criminologue. Mais attention: le mariage forcé n’est pas une pratique religieuse, souligne-t-elle. « Ces mariages sont très majoritairement célébrés à l’étranger, car leur objectif est essentiellement migratoire. Une fois revenu au Canada, l’époux ou l’épouse qui s’est marié dans son pays d’origine parraine son conjoint ou sa conjointe qui immigre », détaille la doctorante. Lors de la négociation d’une dot et d’un mariage forcé, si l’un des époux est citoyen canadien, sa valeur augmente considérablement, explique la criminologue.

Souvent, les parents qui organisent ce type de mariages ne réalisent pas le mal qu’ils causent. « La tradition est extrêmement forte », précise Mme Lamboley. Pour obliger une personne à se marier, les parents, la famille élargie et même les membres de la communauté peuvent utiliser le chantage émotif, les menaces, l’enlèvement, la séquestration, la violence physique, apprend-on sur le site du ministère des Affaires étrangères canadien. Dans les cas de mariages célébrés à l’étranger, l’adolescente ne connaît parfois pas le but du voyage organisé par ses parents, décrit Madeline Lamboley.« On lui dit qu’elle ira au mariage d’une cousine. Une fois qu’elle est arrivée là-bas, on lui confisque son passeport et ses papiers d’identité. On l’informe que le mariage n’est pas celui de sa cousine… mais le sien! »

Le mariage « de convenance » est une pratique frauduleuse selon la Loi sur l’immigration canadienne. Ces unions sont perçues comme une violation des droits de la personne en vertu des conventions internationales dont le Canada est signataire. Des agents du ministère de l’Immigration reçoivent une formation spéciale afin de pouvoir détecter ces unions. Selon Citoyenneté et Immigration Canada, en , sur 49 500 demandes de parrainage par des époux, 20 % ont été rejetées parce que la relation ne répondait pas aux critères d’un engagement de bonne foi. « Certaines passent tout de même entre les mailles du filet.C’est un problème », concède Nancy Caron de Citoyenneté et Immigration Canada.

Au pays, aucune étude ne mesure l’étendue de cette pratique, constatent les experts consultés. « Parle-t-on d’un phénomène social ou de quelques cas isolés?On ne sait pas », déplore la sociologue et chercheuse Naïma Bendriss, qui s’est penchée sur la question.

Des Québécoises dans le lot

Parmi les victimes, des Québécoises de 16 à 25 ans. La plupart sont nées au Québec et proviennent de cultures et de familles où l’autorité parentale est très importante. Les mineures sont particulièrement à risque, observe Madeline Lamboley.

« Elles sont encore aux études et dépendent financièrement de leurs parents. En dehors de leur famille, leur réseau social n’est pas très développé. Elles sont plus faciles à manipuler et ne sont pas habituées à se rebeller. »

Heureusement, des adolescentes résistent. « Certaines qui n’ont pu éviter le mariage qui leur était imposé arrivent à divorcer plus tard », se réjouit Roselyne Rouand, directrice de l’école secondaire La Voie, dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. Elle raconte avoir eu affaire à quelques cas d’élèves de 16, 17 ans promises par leur famille à des hommes qu’elles ne connaissaient pas. « Ces jeunes filles soumises à une pression insoutenable ont accepté de se confier à moi, mais refusent catégoriquement que l’on intervienne auprès de leur famille », se désole-t-elle.

Roselyne Rouand a dû signaler un cas au Directeur de la protection de la jeunesse. « Une élève qui avait beaucoup de caractère et qui ne voulait rien savoir d’abandonner ses études pour se marier », se souvient-elle. « Si rien n’est fait, vous ne me reverrez plus », répétait l’adolescente. Mme Rouand a agi. «  L’élève a été placée en famille d’accueil. Je sais qu’elle a pu poursuivre ses études à l’université », raconte fièrement la directrice.

Au Québec, les cas de mariages forcés ne sont pas rares, indique Geneviève Pollender, intervenante en violence conjugale. L’organisme Côté cour, pour lequel elle travaille, accueille les victimes de violence conjugale qui se retrouvent devant les tribunaux. « Entre 20 et 25 % de la clientèle de Côté cour est d’origine multiethnique. Et nous traitons des cas de mariages forcés une à cinq fois par semaine. Ces cas sont très complexes. Il faut décider où vivront les enfants si le parent immigré retourne dans son pays d’origine. Il y a aussi toute la question de la dot. Parfois, les familles ont investi de l’argent dans la vie des époux. Ce n’est pas simple. »

Mariages arrangés et heureux?

Comme plusieurs experts, la criminologue Madeline Lamboley constate que les mariages arrangés, eux, ne sont pas toujours malheureux. Lorsque l’on demande à Hasan, jeune Montréalais originaire du Bangladesh, s’il connaît des gens dont le mariage a été arrangé, son visage s’illumine. « Bien sûr que j’en connais! Tout le monde dans ma famille est dans un mariage arrangé et ça se passe très bien », jure-t-il en souriant.

Certaines femmes acceptent un mariage « négocié » par leur famille tout en nourrissant de réelles attentes amoureuses et le rêve de fonder une famille, observe Geneviève Pollender. « Quand leur mariage vire au cauchemar, beaucoup me disent : “Il m’a utilisée pour avoir ses papiers d’immigration.” »

Dans certains cas, la tradition est si forte que la pression des pairs n’est même pas nécessaire. Basma n’avait rencontré son mari qu’une seule fois avant d’accepter de l’épouser. Une erreur qu’elle regrette amèrement. « Il était l’ami du frère d’une voisine. Il avait 15 ans de plus que moi. Il se cherchait une femme et on me l’a présenté », raconte-t-elle. Basma préfère dire que son mariage était traditionnel plutôt qu’arrangé. « Au Maroc, il est normal de se marier sans aimer. L’histoire d’amour vient après le mariage, pas avant. Si le gars est sérieux, qu’il t’offre un toit, qu’il a de l’argent et qu’il veut t’épouser, tu acceptes, car ça ne se présente pas souvent », explique la jeune Marocaine de 27 ans, aujourd’hui séparée de son conjoint violent.

Au Québec, le Code civil précise que le consentement ne peut être « vicié par l’erreur, la crainte ou la lésion ». Sommes-nous légalement outillés pour éviter les mariages forcés? « Tant que le Canada n’aura pas de chiffres sur le nombre de cas et que cette pratique ne sera pas davantage documentée, les politiques ne pourront être adéquates », tranche Madeline Lamboley. « Depuis 10 ans, certains pays d’Europe ont choisi de criminaliser ces mariages, mais il est difficile de dire si c’est efficace », conclut la criminologue.

  1. *Selon des recherches, la criminologue Madeline Lamboley estime que 5 000 femmes sont menacées de mariage forcé en Grande-Bretagne et 2 000 en Belgique.

    En Allemagne, les associations qui viennent en aide aux adolescentes victimes de ce type d’arrangement évaluent que plus de 1 000 mariages forcés ont lieu chaque année, selon l’agence d’information AFP.

    En France, 70 000 jeunes filles seraient menacées de mariage forcé, selon Amnistie internationale.