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Proches aidantes du baby-boom : le piège financier

Proches aidantes, baby-boomers, bénévoles… et appauvries.

Date de publication :

Selon des estimations du Vérificateur général du Québec datant de 2001, mais toujours utilisées aujourd’hui, les proches aidants feraient économiser 4 milliards de dollars au système de santé québécois chaque année. Le poids réel des pertes financières des proches aidants, lui, est moins connu – pertes surtout assumées par les femmes de plus de 45 ans. Une Québécoise sur deux aura à tenir ce rôle au cours de sa vie. Peut-on éviter l’appauvrissement de la prochaine génération d’aînées?

Chaque semaine au Canada, 2,2 millions d’heures de travail sont perdues pour les quelque 8 millions de proches aidants qui s’occupent de gens ayant une incapacité, qu’elle soit causée par une maladie, la vieillesse ou un handicap. Entre janvier et mai 2016 seulement, 95 500 Québécois ont abandonné leur emploi en raison d’« obligations personnelles et familiales », dont 73 500 femmes, estime Statistique Canada.

Photographie de Diane Gabrielle Tremblay.

« Les proches aidants sont beaucoup des femmes dans la cinquantaine. Il leur resterait 10, 15 ans de travail, mais plusieurs quittent leur emploi pour s’occuper d’un conjoint, d’un parent ou même d’un beau-parent. »

Diane-Gabrielle Tremblay, professeure en gestion des ressources humaines à la TÉLUQ et directrice de l’Alliance de recherche université communauté sur la gestion des âges et des temps sociaux

La tendance s’accélère : dans toute l’année 2012, 89 000 Québécois des deux sexes avaient fait de même. « Le nombre de proches aidants augmentera à cause du vieillissement de la population et de l’état de notre système de santé public. Les gens restent chez eux plus longtemps, d’une part parce qu’ils ne souhaitent pas quitter leur domicile, mais également parce que les listes d’attente pour entrer en CHSLD sont très longues », explique Diane-Gabrielle Tremblay, professeure en gestion des ressources humaines à la TÉLUQ et directrice de l’Alliance de recherche université communauté sur la gestion des âges et des temps sociaux.

Cinquantenaires sous pression

Au Québec, Diane-Gabrielle Tremblay constate un écart important entre les pertes de revenus des proches aidants masculins et féminins – et qui se creuse depuis la fin des années 1990. Selon ses calculs, entre 2003 et 2008, les revenus perdus étaient d’environ 220 M $ pour les femmes, par rapport à 116,3 M $ pour les hommes. La pression financière va s’accentuant pour elles, car leurs pertes étaient de 127,8 M $ entre 1997 et 2002, et de 91,5 M $ pour les hommes durant cette période.

La raison est largement documentée en recherche : la plupart du temps, les tâches des proches aidants varient selon leur sexe. Les femmes s’occupent des soins à prodiguer chaque jour, comme les bains et les repas. Ce sont elles qui accompagnent le proche dans le système de santé. Les hommes se chargent plus souvent des tâches ponctuelles : entretien extérieur, paperasse… Au Québec, cette réalité est incontournable, selon Mario Tardif, coordonnateur du Regroupement des aidants naturels du Québec. « Dès que l’intensité des soins requis augmente, les proches aidants se féminisent. Les organisations de proches aidants sont aussi essentiellement des organisations de femmes; elles sont le moteur de l’organisation communautaire et les porteuses des revendications devant le système de santé. »

Ce qu’il faut souligner dans l’analyse comptable des pertes financières des proches aidants, c’est la fragilisation de la prochaine génération de femmes âgées. « Les proches aidants sont beaucoup des femmes dans la cinquantaine. Il leur resterait 10, 15 ans de travail, mais plusieurs quittent leur emploi pour s’occuper d’un conjoint, d’un parent ou même d’un beau-parent », explique Diane-Gabrielle Tremblay. Selon l’Institut de la statistique du Québec, 40 % des proches aidants de cette tranche d’âge s’occupent de plus d’un bénéficiaire, une pression énorme. Or, les dernières années à l’emploi sont souvent celles où le travailleur épargne une importante somme d’argent pour sa retraite à venir. C’est le cas de plusieurs travailleuses qui ont fait une pause plus tôt dans leur vie pour s’occuper de leurs enfants.

Photographie de Nancy Guberman.

« Depuis toujours, le travail d’aide aux membres de la famille incombe aux femmes, et ça continue. De plus en plus d’hommes s’impliquent, mais s’il y a une femme dans la famille, on se tournera vers elle en premier. »

Nancy Guberman, chercheuse et professeure retraitée de l’École de travail social de l’UQAM

« Depuis toujours, le travail d’aide aux membres de la famille incombe aux femmes, et ça continue. De plus en plus d’hommes s’impliquent, mais s’il y a une femme dans la famille, on se tournera vers elle en premier », explique la chercheuse Nancy Guberman, de l’UQAM. Encore aujourd’hui, les politiques sociales sont fondées sur l’idée qu’une personne sera à la maison pour prendre soin de ses proches, souligne-t-elle. « L’offre est inadéquate pour concilier le travail de soin et le travail rémunéré. Les femmes du baby-boom qui quittent le marché de l’emploi se sentent souvent trahies par un système qui leur a promis l’épanouissement par le travail rémunéré. »

Entreprises embêtées, système de santé engorgé

Selon les données de Diane-Gabrielle Tremblay, la conciliation offerte aux proches aidantes est un privilège accordé aux employées chouchoutes, celles à qui l’entreprise tient énormément. « Lors d’une étude quantitative, 50 % des entreprises me disaient avoir une stratégie pour accommoder les proches aidants, mais lorsqu’on leur demandait de la nommer, on avait droit à une réponse ad hoc, affirme-t-elle. Voici les étapes de ce qui est proposé, en réalité : dans un premier temps, l’entreprise est embêtée. Ensuite, elle propose de vider la banque de congés de l’employée, ce qui peut faire l’affaire pour une courte période de temps, la proche aidante ayant besoin de ses congés pour ne pas tomber d’épuisement. De rares employeurs vont offrir une certaine flexibilité dans le temps de travail (entrer plus tôt, partir plus tôt…) ou permettre à l’employée de faire du télétravail pour qu’elle économise le temps de déplacement », constate la chercheuse.

Dans l’état actuel du système de santé québécois, il n’est pas rare de prévoir une journée d’absence au travail pour un simple rendez-vous à l’hôpital, à cause des retards à l’horaire.

Dans plusieurs régions, la présence d’un proche aidant constitue un critère d’exclusion lorsque vient le temps de demander du soutien à domicile au CLSC. Cette pratique a été décriée par la Protectrice du citoyen, en 2012 et 2015. Avec les nouvelles compressions annoncées de 242 millions pour 2016-2017, le montant retranché depuis 2014 dans le budget de la santé au Québec frôlera le milliard de dollars l’an prochain. Lorsqu’on réduit les services publics et qu’on allonge les temps d’attente, ça touche les proches aidants, rappelle Diane-Gabrielle Tremblay. « C’est lourd pour les gens qui ont besoin de soins, et c’est lourd pour ceux qui les accompagnent. »

Pression démographique

Le cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux rappelle qu’au cours des dernières années, en matière de soins à domicile, le nombre de personnes desservies, d’interventions réalisées ainsi que d’heures de soins a augmenté. Actuellement, 337 000 Québécois en bénéficient. « Les sommes consacrées aux services et soins à domicile sont en hausse. Depuis l’arrivée de notre gouvernement, il y a eu une augmentation de 138 M $ des budgets en soins à domicile, dont 60 M $ annoncés lors du dernier budget », rappelle l’attachée de presse du ministre Gaétan Barrette. Mais selon le Réseau FADOQ, ce nouvel argent ne comble pas le trou laissé par les compressions précédentes, ni celui créé par le vieillissement de la population.

Photographie de Mario Tardif.

« Lorsque le CLSC retranche des heures à Paul pour en donner à Jean, la conséquence, c’est que le proche aidant de Paul fournit plus d’heures. Des mères de famille qui perdent leur emploi parce que leur fils adulte handicapé reçoit moins d’heures du CLSC, on voit ça en ce moment. »

Mario Tardif, coordonnateur du Regroupement des aidants naturels du Québec

Dans plusieurs régions, dont Montréal, plusieurs patients voient le nombre d’heures fournies par le système public diminuer, afin de servir un plus grand nombre de gens. Mario Tardif explique : « Lorsque le CLSC retranche des heures à Paul pour en donner à Jean, la conséquence, c’est que le proche aidant de Paul fournit plus d’heures. Des mères de famille qui perdent leur emploi parce que leur fils adulte handicapé reçoit moins d’heures du CLSC, on voit ça en ce moment. »

Le sexisme des soins

Lorsque les services d’aide sont inadéquats et que les proches aidants sont à bout de souffle, les patients sont poussés vers les CHSLD. Dans ce contexte, des voix s’élèvent contre la réforme Barrette *, qui centralise les services sociaux et transfère les travailleurs des CLSC vers les groupes de médecine familiale. « Toutes les données disent qu’il est souhaitable de sortir des hôpitaux tout ce qui peut en être sorti. Le mieux pour les patients est de recevoir leurs soins dans la communauté. Ça coûte moins cher, aussi. Dans cette optique, les CLSC devraient être en croissance et on devrait être en train d’investir dans les soins à domicile », affirme Damien Contandriopoulos, titulaire de la Chaire de recherche Politiques, connaissances et santé à l’Université de Montréal.

Il y a du sexisme dans la réforme Barrette, car elle fait reposer sur les épaules des proches aidantes les soins aux plus vulnérables, croit le gériatre et chercheur Réjean Hébert, ancien ministre péquiste sous l’éphémère gouvernement Marois. Il est le père du projet de loi sur l’assurance autonomie, qui prévoyait une allocation modulée selon le revenu pour les gens ayant besoin de soins à domicile. Cette mesure n’a pas vu le jour. « Chaque année au Canada, 360 M $ sont perdus dans l’économie parce qu’on sert mal les proches aidantes, rappelle-t-il. On a un exemple patent avec les garderies, où la somme investie dans le réseau s’avère rentable, parce qu’elle permet la participation économique des femmes. On peut faire le même exercice avec les soins de longue durée. La caisse d’assurance autonomie aurait coûté environ 80 M $ par année, ce qui correspond au montant perdu dans l’économie québécoise. »

Diane-Gabrielle Tremblay remarque : « On s’appauvrit collectivement lorsqu’on n’offre pas de mesures de conciliation dignes de ce nom en entreprise aux proches aidants. On s’appauvrit aussi lorsque les temps d’attente dans le système de santé sont démesurés. On retire le proche aidant de l’économie, alors qu’il est une personne active dans la société. C’est un coût important, et pour la société, ce n’est pas très efficace. »

En complément d’info

À lire sur le même sujet, Le communautaire : l’avenir des soins aux personnes vulnérables?, paru également dans la Gazette des femmes.